Science et rêverie chez Bachelard, synthèse

Michel FABRE, 20 mars 2015

Merci Michel Fabre pour cette belle conférence sur l’œuvre de Gaston Bachelard (1884 – 1962) dont l’unité est problématique puisque d’une part l’apprentissage des sciences suppose une rupture épistémologique avec l’image qui fait obstacle à la connaissance – la fascination de la flamme interdit la chimie de la combustion – alors que d’autre part l’image poétique est « l’hormone de l’imagination ». Comment Bachelard peut-il publier en la même année 1938, La Formation de l’Esprit Scientifique et La Psychanalyse du Feu ? Or, à l’époque des crises de la raison (l’espace avec les géométries non euclidiennes, le temps avec la relativité et la logique avec le principe d’incertitude) le renouvellement du rationalisme ne le conduit ni à la destruction positiviste de l’irrationnel ni à l’éloge de l’obscurité sur-rationnelle du mythe.

D’une part le cogito scientifique, non-cartésien, est pluriel : contre la clarté et la distinction de l’évidence solipsiste il faut insister sur la surveillance intellectuelle de soi sans la confondre avec le délire de persécution : Bachelard fait de l’esprit une école où le maître est à la fois intérieur et extérieur, le travail des structures conceptuelles permettant de purifier nos intuitions. D’autre part le cogito poétique du rêveur – cogito diurne – n’est ni la rêverie du moi relâché qui s’endort, ni un symptôme biographique ; c’est une rêverie de mots qui permet d’habiter heureusement le monde. Au lieu d’une fouille des biographies la psychanalyse bachelardienne donne un « repos féminin » : elle invite à la cosmo-analyse d’un univers parménidien sans histoires ni autrui.

Toutefois ce chiasme n’est qu’une première approche parce qu’il faut aimer les images de deux amours différentes. En 1938, dans une première topique progressiste, l’invention indéfinie des concepts scientifiques et des images poétiques supposait une rupture analogue, ouverte, avec les obstacles épistémologiques et avec les « mots de la tribu ». Mais en 1960, dans une seconde topique (La poétique de la rêverie), si la métaphore vive casse encore le langage ordinaire et touche parce qu’elle entre en résonances avec les rêves d’un inconscient biographique, elle touche plus profondément, poétiquement, par des retentissements avec les rêveries d’un inconscient archétypal. Ainsi l’image du serpent renvoie aux phobies biographiques, mais fait retentir aussi l’élément terrestre de notre origine chthonienne, comme lorsque serpentent les vers de Valéry.

Il y a, en deçà des biographies, un bien-être enraciné ; en deçà de la nuit trop socialisée des psychanalystes, les privilèges poétiques de l’enfance.

Ainsi l’opposition science/rêverie vient-elle déplacer l’opposition classique du mythos et du logos. Il ne s’agit pas d’opposer le récit mythique au raisonnement rationnel, ni de dissoudre le poétique en l’atomisant (à la manière d’une certaine critique littéraire) mais d’insister sur la « molécule poétique », sur le complexe mythique qui ne parle pas de l’homme mais du monde. Le mythe est cosmologique, comme chez Novalis, « imaginal » comme chez Corbin – mais sans théophanie ! Il n’est pas porteur de vérité cachée (Lévi-Strauss) : c’est un inducteur émotionnel qui élève l’âme et la renvoie au cosmos, de sorte qu’aucune récupération idéologique ou politique n’en est possible.

Le philosophe conjugue la joie austère de l’arrachement par l’émancipation rationnelle et le bonheur enfantin d’habiter poétiquement le monde.

Pierre BILLOUET, 21 mars 2015