De la terreur et des horreurs au nom du peuple – synthèse

André STANGUENNEC, 29 janvier 2010

Merci, André Stanguennec, pour cette forte méditation phénoménologique, qui donne à penser.

Vous énoncez d’emblée l’objet, la question et la méthode de votre propos, où il s’agit de comprendre comment la terreur républicaine fut celle de la République révolutionnaire agissant au nom même du peuple souverain, la mise en forme esthétique et artistique de la légitimation des États républicains modernes nécessitant une phénoménologique spécifique, qui soit susceptible de saisir le sentiment du sublime que peuvent susciter certaines horreurs, à condition qu’elles en appellent chez l’homme à cette puissance de dépassement des forces dissolvantes par la capacité morale où s’atteste notre destination.

Vous commencez par le premier type de crise du modèle républicain moderne, rendu possible par la puissance du principe représentatif démocratique lui-même et engendrant ses propres terreur et horreurs : la séparation de l’État vis-à-vis de la société civile, le purisme de l’étatisme absolu débouchant sur « la liberté absolue et la Terreur » lors de la Révolution française, administrant « une mort privée de sens » « dans la furie de la destruction » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit). Cette terreur républicaine produisit trois formes esthétiquement spectaculaires : la Fête républicaine (préventive), le Tribunal républicain (curatif), et l’exécution par guillotine, cette troisième forme achevant les deux premières en décapitant machinalement le corps du roi au nom du corps politique du peuple souverain.

Puis, vous en venez au second type de crise du modèle républicain moderne, engendré, lui, par la séparation de la société civile vis-à-vis de l’État, lorsque l’une des trois composantes de cette société l’emporte sur les deux autres par manque de vigilance et d’autorité de la totalité républicaine : le capital (le libéralisme), le travail (le socialisme) et la nation (le nationalisme), comme dans les États républicains européens contemporains, notamment sous la figure du nationalisme allemand (finement diagnostiqué par Nietzsche) débouchant sur la terreur et l’horreur du national-socialisme, qui absorbe alors organiquement les deux autres formes de l’altérité (sociale-prolétarienne et libérale-capitaliste). Ce nouveau type de régime politique procède à la légitimation symbolique de sa domination par l’administration d’une terreur radicale, l’horreur de la première guerre mondiale ayant levé les tabous de l’idéologie humaniste-pacifiste, ainsi que l’œuvre de Ernst Jünger le représente et justifie à la fois, selon une phénoménologie de l’effroi de guerre anticipant l’horreur totale de la régression de la civilisation mécanique à la plus primitive et cruelle des barbaries, par la médiation de la remythisation aryenne et antisémite de l’Allemagne, comme Ernst Cassirer en propose l’analyse critique dans « La technique des mythes politiques modernes » (Le Mythe de l’État, chap. XVIII). Cette chute de la République, imputable au fonctionnement même de la représentation de la souveraineté du peuple, entraîna une terreur et des horreurs inédites, de la mise en cendres des symboles universalistes à celle des opposants de tous bords, jusqu’à l’horreur absolue des camps de la mort.

Il existe un « art paradoxal », insistez-vous alors, de montrer la perte de tout pouvoir d’embellissement et de toute sublimation esthétique de la boue et de la chair dans les camps d’extermination, comme chez Alain Resnais (Nuit et brouillard, 1952), Primo Lévi (Si c’est un homme, 1958) et Claude Lanzmann (Shoah, 1985), trois sortes de témoins parvenant à « composer autrement » l’individuation irréductible des vécus de l’horreur radicale, en déjouant les pièges de toutes les re-compositions des explications interprétatives, toujours en danger de fournir un « pourquoi » au « sans pourquoi » du camp de l’horreur, sans pour autant refuser de « penser l’impensable » en « rehaussant l’une par l’autre l’explication historique et l’individuation par l’horreur » (Paul Ricœur, Temps et récit).

Vous concluez avec fermeté que si les deux modes d’engendrement de la terreur et des horreurs au nom du peuple (celui du républicanisme abstrait de 1793 en France et celui du nationalisme abstrait du XXe siècle en Allemagne) sont bien les conséquences des risques liés par essence à l’État républicain, le second mode s’attaque frontalement à la logique même du républicanisme, dernière figure politique de l’humanisation par l’autonomie du peuple, toutes tendances confondues, libérale comme sociale.

Joël GAUBERT