THÉOLOGIE ET PHILOSOPHIE DE LA NATURE DANS LA DIALECTIQUE RÉFLEXIVE

André STANGUENNEC

(Exposé présenté à l’Université de Grenoble, le 8 février 2007, dans le cadre du Centre alpin de philosophie allemande, CAPA).

Je tiens à préciser d’abord dans quelle tradition philosophique s’inscrivent les propositions qui suivent. Pour cela, je partirai d’une réponse faite par E. Weil lors d’une conversation au cours de laquelle on lui demandait comment il se situait par rapport à Kant et à Hegel, les deux auteurs auxquels il se référait le plus constamment dans ses livres. E.Weil eut cette réponse demeurée célèbre : « je suis un kantien post-hégélien ». Je reprendrai volontiers cette réponse à mon compte en lui donnant le sens suivant. Je suis fondamentalement kantien, bien que ce kantisme intègre un apport essentiel de Hegel: la dialectique entendue dans son sens positif. Ce qu’il y a d’essentiellement kantien dans la dialectique réflexive, c’est la conception de la « sagesse » philosophique. Au lieu que la sagesse visée par le philosophe soit celle qu’on assimile à une « science » de la totalité absolue, science ou savoir absolu revendiqué par les métaphysiques prékantiennes et dont se réclamera encore Hegel après Kant, en prétendant les porter à leur achèvement le plus conséquent, la sagesse ici visée s’entend comme la connaissance et l’acceptation des limites du savoir scientifique fût-il celui de la science spéculative elle-même. On remarquera que ces deux conceptions de la sagesse sont l’une et l’autre présentes dans le discours émanant du sens commun. D’un côté, on attend de la sagesse le savoir total, achevé, absolu. Le sage est celui qui « sait tout » parce qu’il sait « le tout ». D’un autre côté, être sage, c’est savoir se limiter modestement au seul savoir effectivement disponible, tout en pensant nécessairement à quelque chose d’infini qui, étant au-delà de ce savoir, est précisément présupposé par le savoir fini et lui donne son sens en même temps que ses limites. C’est bien ce que Kant a apporté de décisif en montrant que la métaphysique qui vise l’absolu ou l’inconditionné ne peut se constituer comme une science où coïncideraient le sujet savant et l’objet su. C’est en ce sens que je suis d’abord kantien, en adhérant fondamentalement à cette sagesse des limites du savoir, impliquant, toutefois, la pensée nécessaire de leur au-delà. Mais à cela s’ajoute l’idée, également kantienne, que, s’il n’y a pas de science possible de l’absolu, nous pouvons en avoir une connaissance qui, bien qu’étant seulement subjectivement, non objectivement nécessaire et suffisante («non scientifique » en ce sens) demeure rationnelle en tant que connaissance rationnelle analogique1. On remarquera qu’avant Kant Nicolas de Cues avait déjà proposé quelque chose de semblable avec sa docte ignorance et c’est sans doute à lui qu’il faut faire remonter l’assignation du principe moderne de la subjectivité, construisant dans le fini sa connaissance et se posant comme limitée, en une sage et docte ignorance par un infini fondateur inconnaissable en soi, mais compréhensible analogiquement, au moyen d’un usage analogique du symbolisme mathématique selon le Cusain2.

En d’autres termes, nous pouvons et devons penser l’infini dans son rapport à soi et avec notre finitude, par analogie avec un certain mode de connaissance de nous-mêmes, de sorte que cette analogie, se construisant à partir de cette connaissance réflexive de nous-mêmes, peut prétendre être elle-même une connaissance analogique de l’infini. Or c’est ici que l’apport hégélien me paraît également décisif. Car si Kant ne proposait de connaissance analogique de l’infini que dans le registre de la connaissance pratique ou morale du sujet humain fini3, Hegel nous propose un autre type de connaissance réflexive de soi du sujet fini : la connaissance logique dialectique. Et dans la mesure où, dans notre sagesse des limites, nous ne pouvons plus prétendre attribuer comme Hegel à cette logique réflexive une portée non seulement subjectivement finie mais encore objectivement infinie, nous pouvons – et même nous devons – toutefois lui conférer une portée analogique bien supérieure à la connaissance analogique morale à laquelle Kant s’en était tenu dans son anthropomorphisme symbolique. En effet, dans la mesure où nous pensons nécessairement Dieu, d’abord et avant tout dans son rapport à soi, comme pensée rationnelle de sa propre pensée infinie, la logique réflexive et dialectique, qui est le mode de connaissance de soi par soi le plus parfait de notre raison finie, est le seul qui soit nécessairement disponible pour connaître analogiquement, c’est-à-dire indirectement quoique de façon rigoureuse, la raison divine. La connaissance dialectique ou plus brièvement la dialectique a donc dans la Dialectique réflexive un statut doublement réflexif, puisque, étant une connaissance réflexive de soi par soi, elle est aussi réflexive au sens d’un jugement de réflexion analogique, au moyen duquel nous cherchons à penser le concept universel de Dieu à partir de la spécificité particulière de notre connaissance conceptuelle de nous-mêmes. D’où le titre que nous avons donné à notre ouvrage4 exposant les lignes fondamentales du séisme : la dialectique réflexive.

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Je partirai du dernier livre de R.Lamblin Une interprétation athée de l’idéalisme hégélien 5, pour lui accorder en effet que Hegel ne justifie pas autrement que « par un coup de force », illégitime en soi, le statut parfaitement théologique de la logique en une coïncidence du fini avec l’infini que Hegel rapproche parfois lui-même d’un « mysticisme » rationnel de l’unité de l’infini et du fini : « relativement à la signification du spéculatif, il y a encore à mentionner que l’on peut entendre par là la même chose que l’on avait coutume, surtout en rapport avec la conscience religieuse et son contenu, de désigner comme le mystique…. (….) Le mystique (en tant que synonyme du spéculatif) est l’unité concrète de ces déterminations qui, pour l’entendement, ne valent comme vraies que dans leur séparation et opposition. (…) Tout ce qui est rationnel peut, par conséquent, être désigné en même temps comme mystique »6. La science de la logique est donc envisagée comme la science de l’auto-réflexion pure de la raison finie coïncidant avec la raison intuitive infinie que Kant avait conçue comme l’entendement archétype divin. « Si nous supposons, écrit l’auteur, qu’en s’engageant dans le savoir, le philosophe rejoint ou pense ce qui est toujours déjà le savoir de soi d’une Idée absolue éternelle et originaire qui retourne à elle-même à travers l’existence dans laquelle elle est passée …(…), Hegel retombe ainsi dans le sens dogmatique prékantien de la pensée, en identifiant immédiatement ce qui est le sens propre de la raison philosophique humaine au sens transcendant d’une raison absolue …(…) Rien ne permet, en termes hégéliens, de voir dans le savoir absolu de soi philosophique autre chose que le savoir de soi de l’esprit fini qui a dépassé sa différence d’avec son objet…»7. C’est néanmoins sur cette base commune que surgissent nos divergences, d’abord quant à la fonction de la logique spéculative ou dialectique dans le système de la raison philosophique. Je les exposerai en quatre points qui me permettront, en dialogue avec la conception magistrale de R. Lamblin, de préciser certaines analyses de La dialectique réflexive.

1. Dans l’interprétation athée de R. Lamblin, la Phénoménologie de l’esprit continue d’avoir une valeur de vérité comme identité finale, théoriquement sue, de toute objectivité avec la subjectivité de la conscience de soi. Nous voyons là, au contraire, l’illusion d’un achèvement effectif du savoir phénoménal qui nous semble faire renaître l’apparence dogmatique au sens de Kant : l’illusion d’un achèvement effectif, pour l’essentiel, du savoir phénoménologique et la réduction ultime de la différence phénomène-noumène, ce dernier entendu comme Idée de la totalité achevée du savoir phénoménal8. Il nous semble qu’il serait facile de montrer qu’ont surgi après Hegel de nouvelles figures de l’essentialité phénoménologique tant sur le plan des sciences de la nature que des sciences humaines et du droit politique. De sorte que, si cela n’était pas condamné à un décalage par retard à l’infini à l’égard de l’Idée d’un achèvement du savoir, il faudrait alors sans cesse réécrire la Phénoménologie, sans parler de la Logique. L’idée d’un savoir achevé de la totalisation des essences phénoménales ( les « essentialités » tant objectives que subjectives en leur identité) n’est, à notre sens, qu’une Idée régulatrice absolue, en effet tendanciellement nécessaire, mais non un savoir effectivement réel. Si nous admettons en effet qu’il est impossible de décider par avance du contenu et du nombre des nouvelles essentialités produites par l’esprit dans le rapport phénoménologique sujet-objet, il faut alors admettre, dans la perspective même de Hegel, un écart entre l’Idée de la totalité achevée (L-N-E, premier syllogisme systématique) et la totalisation en cours des expériences de l’esprit ( N-E-L second syllogisme du système). On se souviendra que la totalisation en cours, effectuée à un moment de l’histoire par l’effort de pensée de « quelques esprits », c’est-à-dire le système produit dans l’auto- réflexion de « l’esprit » à partir de la nature et produisant la logique de son sens, correspond au second syllogisme du système hégélien que l’on peut dire « réflexif-subjectif »9. L’Idée de la coïncidence achevée de cette totalisation historique avec l’Idée éternelle de la logique comme logos reposant en soi et « passant » dans la nature créée, puis dans l’esprit ( Idée qui est celle du premier syllogisme (L-N-E) que l’on peut dire « ontologique-objectif »10), cette dernière Idée, qui est celle du troisième syllogisme 11, est un « point de vue » auquel l’esprit (qui est seulement totalisant sous la régulation de cette Idée) ne peut pourtant se placer réellement : « le point de vue de l’Idée spéculative, écrit en ce sens Th. F.Geraets, exprimé justement par le troisième syllogisme, ne saurait être isolé et ne devient jamais pleinement notre point de vue »12. C’est là « …un point de vue, ajoute le même auteur, que nous, sujets individuels, ne saurions jamais nous approprier – mais dont nous comprenons la légitimité, puisque sans cela la totalité et donc aucun de ses moments ne se comprendrait »13. Il y a une légitimité idéalement régulatrice de cette Idée du troisième syllogisme, certes, qui fonde la totalité visée comme achèvement parfait, mais cette Idée reste indéfiniment régulatrice pour la totalisation réflexive-subjective du second syllogisme hégélien. C’est alors, inévitablement, faire ressurgir la position kantienne de la transcendance fictive et régulatrice de l’Idée d’achèvement ou de coïncidence entre l’éternel et l’historique, entre l’être objectif en soi et le soi subjectif fini dans son travail effectif de totalisation rationnelle du sens14. Cette première divergence entre R. Lamblin et nous quant à l’interprétation de la Phénoménologie de l’esprit dans laquelle nous voyons seulement l’essai d’exposer une totalisation en cours est la source d’autres divergences consécutives.

2. Ensuite, en effet, c’est une sorte de « Phénoménologie de l’esprit pratique » qui doit selon nous d’abord être construite ( cf. la Première partie de notre Dialectique réflexive), puisque le point de départ même de la Phénoménologie de Hegel nous a semblé arbitraire : l’expérience première de la conscience n’est pas « la certitude sensible » (die sinnliche Gewissheit ), mais la certitude pratique de son identité culturelle et historique dont la vérité est ce que nous avons nommé et décrit comme le cogito pratique. Le théoricisme phénoménologique de Hegel nous paraît comporter ici un résidu platonicien : la phénoménologie de la connaissance (certitude sensible, perception, entendement) semble bien la reprise du Théétète et R. Lamblin nous paraît adopter sans discussion ce présupposé d’un commencement nécessairement théorique de la Phénoménologie, c’est-à-dire de l’effectuation concrète du second syllogisme puisque celui-ci correspond bien à la mise en œuvre historique et autoréflexive du savoir de l’esprit dans son rapport avec la nature d’abord posée comme autre que lui. De plus, la fin de la Philosophie pratique, première partie du Système de la Dialectique réflexive (dont la thématique est en ce sens plus proche de la philosophie du droit de Hegel) est, non pas l’effectuation réelle d’un terme qui serait effectivement atteint, mais à nouveau l’Idée régulatrice d’un État mondial, tout à la fois multi- et supra-national ( non un « Empire mondial ») garantissant la paix entre États nationaux républicains, continuant de jouir d’une autonomie limitée et relative pour ce qui est de leurs législations internes, objectivant l’esprit de leurs nations. De sorte que c’est en se réfléchissant en un second moment, correspondant à la seconde Partie de la Dialectique réflexive – l’Idée cosmologique – que l’esprit pratique – dont l’essence est une libre action de soi sur soi, une praxis – se réfléchit régressivement dans la nature et en cherchant en elle un principe pré-spirituel de finalité immanente. C’est alors que peut être interprétée la portée eidétique ou ontologique des sciences naturelles contemporaines. Ceci s’effectue à partir des phénomènes de structure interprétables dialectiquement comme phénomènes d’une réflexion intranaturelle, comme nous l’avons tenté dans la seconde Partie de l’ouvrage. S’il est clair que la dialectique de la nature, notamment la finalité interne du vivant réinterprétée dialectiquement, n’a pour nous comme pour R. Lamblin qu’un sens régulateur, au sens d’une analogie du jugement kantien de réflexion15, nous poursuivons, pour notre part, après la philosophie de la nature, la réflexion régressive sur la finitude comme être de tout étant, naturel et spirituel, jusqu’à poser l’Idée – à nouveau kantienne – d’un entendement intuitif infini et transcendant, au moyen de laquelle seulement la finitude du soi naturel comme culturel, physique comme éthique, peut se comprendre et se penser nécessairement quant à son sens.

Nos antécédents herméneutiques sont ici avant tout cartésien, fichtéen et hégélien. Antécédent cartésien d’abord : « car comment serait-il possible, écrit Descartes, que je pusse connaître que je doute et que je désire, et que je ne suis pas tout parfait, si je n’avais en moi aucune idée d’un être plus parfait que le mien par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature ? »16. Antécédent fichtéen, ensuite : « certes, une finitude doit être posée écrit Fichte ; mais en vertu de son concept, tout être fini doit être limité par son opposé ; et la finitude absolue est un concept contradictoire »17. Antécédent hégélien enfin : « la désignation de quelque chose comme quelque chose de fini ou de borné, écrit Hegel, contient la preuve de la présence effective de l’infini… »18. Nous sommes donc parti de l’expérience d’un affect « défectif », celui du sentiment de l’être en défaut par rapport à un être sans défaut, in-fini non défectif présupposé et exprimé négativement parce que, dans l’ordre du « dire », c’est l’expression du négatif qui est première et que l’expression du positif ne peut s’effectuer que comme « négation du négatif ». Spinoza déjà remarquait que le mot « infini » possède une forme négative, bien que le sens visé en soit une positivité première. Toutes nos expériences défectives et nos épreuves de l’ « être en défaut» (effort, tendance, pulsion, désir, maladie, manque, erreur, faute, etc…) sont les expériences d’un « défaut d’être », d’un « manque », présent en immanence et présupposant implicitement une « complétude » supposée indéfective absente ici mais présente ailleurs ou au- delà. Il est vrai que l’interprétation athée de ce sentiment défectif croit voir une illusion dans le caractère indubitable de l’implication d’un infini effectif par la finitude. Selon cette interprétation, le fini comme « être défectif » ou « être en défaut » renverrait à un fini positif qui, provisoirement, lui « fait défaut ». Ainsi, l’expérience du besoin ne renverrait qu’à la perfection finie de la totalité organique ; celle de l’erreur renverrait à la perfection finie de la vérité d’adéquation ; celle de la faute, à l’Idéal également fini de la vertu parfaite, etc…Or, dans la mesure où la satisfaction du besoin, l’adéquation et la vertu ne sont jamais ni totalement ni définitivement parfaites puisque la défection peut sans cesse y renaître, la conscience finie imagine et se représente fictivement cette perfection totalement et définitivement achevée en la projetant en dehors et au-dessus du fini lui- même. La croyance dans la sur-réalité infinie de ce qui n’est d’abord qu’une idéalité fictive finie (un « néant ») accomplit le pas qui mène de la « fiction » à l’« illusion » théologique de l’« être » réalissime. La fiction « imagine » le néant de l’infini sans le poser encore comme existant, c’est la position, donc la croyance, qui fait passer de la fiction à l’illusion. De sorte que l’idée de perfection finie (inachevée puisque finie) suffirait seule à nous faire comprendre lucidement le sens de nos expériences défectives de l’imperfection. Renvoyer ces expériences à la précompréhension d’un infini effectivement en acte, transcendant, ontologiquement extérieur et supérieur à l’étant fini en son ascendance, ce serait projeter la négation finie de nos négativités en une « hypostase »19 divine illégitime.

Cette analyse ne nous paraît pourtant pas suffisamment radicale, car elle s’en tient à des « modes » ou des manières d’être empiriques particulières de la finitude dont elle se contente trop aisément, et non à son « essence ». Elle ne procède pas en effet à une exposition dialectique des rapports entre fini et infini, celle d’une relation circulaire de négation immanente à la négation. Procédant à la genèse de l’illusion de l’infini, elle commence par poser une perfection empirique finie, puis la négation d’imperfection qui affecte ou dégrade cette perfection ( besoin, erreur, etc ), enfin la négation de cette négation ou le rétablissement dont résulterait seulement alors une perfection réellement finie mais fictivement puis illusoirement infinitisée : une vie éternelle, sans besoin, une connaissance sans erreur, une bonté sans faillibilité,etc… Dans toutes ces caractéristiques, elle ne voit que la négation des imperfections particulières et empiriques du fini hypostasiées faussement en autant de positivités. Or, selon notre analyse c’est bien la finitude comme telle, en son essence, qui nous affecte à travers ces sentiments défectifs particuliers. Ces expériences ont toutes leur raison identique dans la finitude intramondaine ou cosmologique déterminée par l’espace, le temps et la contingence qui en sont les formes essentielles. Et ce sont ces déterminations eidétiques, ce qu’on peut nommer l’horizon ontologique de nos finités ontiques, qui permettent de comprendre l’existence du besoin, de l’erreur et de la faute. C’est parce qu’il est irrémédiablement ouvert a priori à une extériorité spatiale, une durée temporelle et des rencontres contingentes, déterminations d’un horizon qui l’affecte originairement, qu’un soi fini est, progressivement et en conséquence, affecté par des besoins, des erreurs ou des fautes, selon le stade évolutif où on le situe à l’intérieur de cette horizon de finitude en devenir. Un étant sans rapport à cet horizon de la finitude en général serait totalement à l’abri du besoin, de l’erreur comme de la faute. C’est donc l’horizon ontologico-cosmique de la finitude qui motive l’auto-formation et l’éventuelle transformation ontique d’étants besogneux, errants et faillibles dans leur effort pour la dépasser du dedans : « les choses singulières, écrit Hegel, ne sortent pas d’elles-mêmes et ne trépassent pas d’elles-mêmes : c’est comme contingentes qu’elles sont déterminées à tomber (als zufällige bestimmt zu fallen) ; de sorte que ce n’est pas seulement de manière elle-même contingente que cela leur arrive, mais que cela constitue leur nature »20. Mais pourquoi éprouvent-elles cet horizon intramondain comme un « être en défaut essentiel », et comment comprendre cet affect défectif, sinon sur le fond présupposé d’un infini en acte présent à soi sans durée, se contenant sans spatialité, nécessaire par soi sans contingence ? Telle est l’ultime explicitation par une Idée de la raison infinie aliénée du fond comme sens et comme existence du fini. N’envisageant la négation du fini que comme une limite empirique et analytique, la critique athée de la négation du négatif n’envisage donc pas celle-ci comme négativité eidétique et dialectique, présupposant l’infini se finitisant éternellement dans un horizon ou un champ d’extériorité finie et niant sa finitude, s’efforçant de refermer le cercle de l’ être-auprès-de-soi (Bei-sich-sein) en une intériorisation à soi d’éléments contingents et extériorisés dans l’espace-temps originaire. La critique athée envisage plutôt ce processus comme simple suppression (sans « conservation » ni « élévation ») de modes d’être ontiquement alternant, dans un « néant » vide dès lors accusé d’être hypostasié, en tant que « suppression de tout », comme un faux « être divin ». Mais supposons même que l’idée d’infini résulte de la puissance que nous aurions d’augmenter des perfections empiriques finies jusqu’à une terme synthétique fictif : d’où viendrait cette puissance même de concevoir quelque chose de plus grand à quoi nous aspirons et qui ne peut sans cercle vicieux s’expliquer par le résultat qui le comble ? Sinon de la précompréhension d’un maximum absolu à savoir de la notion d’un infini en acte 21 ? Or, ce sont l’espace, le temps, et la contingence interactive des éléments qui forment l’horizon initial de la finitude cosmologique de particules qui ont nié leur négativité défective dans les déterminations progressivement plus déterminées de soi atomiques, moléculaires, puis biologiques, humains enfin, tous tendant à nier de mieux en mieux la finitude essentielle qui les affecte. C’est à travers eux encore que se nie le soi « discourant » fini, d’abord dans le concept de l’entendement intentionnel posant un sens au-delà des apparences limitées qu’il objective, puis dans le concept de la raison infinie qui les systématise idéalement (Kant) en d’autres termes dans l’Idée théologique22.

C’est donc la finitude qui finit – qui dit finitude dit finité et finition au moins dans le principe – par se nier dialectiquement tout en se conservant comme « genre » sur le mode d’un soi se pensant dans l’Idée d’infini. La critique athée repose sur le présupposé que la finitude à nier est celle, uniquement ontique ou empirique, du mode d’être d’un étant particulier menacé par d’autres étants seulement particuliers dans un milieu déterminé, de même que sur le présupposé d’une négation comme simple « suppression » finale de soi dans un infini qui n’est donc plus un soi vivant, auto-actif, mais un étant « mort » : « Dieu est une hypostase de la mort. L’universel amour vide est le secret désir universel de la mort », écrit Nicolas Grimaldi23. Mais à la vérité, l’opposé de ces propriétés ramenées à des modes successifs d’une seule essence n’est pas à chercher à l’intérieur d’une finitude déjà ontiquement développée en niveaux avec leurs modes d’être, en des perfections relatives qui seraient encore prises dans celle du monde. C’est sa propre essence que toujours déjà cherche à nier le fini dans sa négation extérieure de l’autre fini avec lequel il interagit. La référence à ces perfections relatives au fini semble pourtant suffire à la critique athée pour exclure une référence ultimement admissible à la pré-compréhension d’un infini actuel dont on aurait « chuté » défectivement et auquel on s’« élèverait » à nouveau, en accomplissant le cercle de l’infini. Si c’est par son essence que la finitude nous affecte, l’opposé de cette essence ne peut plus être engendré sans reste à partir d’un « contraire » empirique et particulier pris dans l’espèce finie et intramondaine, comme le voudrait la critique athée, mais bien un contraire relevant d’une autre espèce d’étant, ontologiquement différente, qui s’est dégradée depuis toujours en un « défaut » et une « chute »24, mais en s’y niant de façon créatrice : l’étant théologique. Les dénominations de la metaphysica specialis gardent toujours ici leur sens : d’un côté, la théologie rationnelle, « du côté d’où », terminus a quo, l’infini choit éternellement, et de l’autre coté, la cosmologie rationnelle, « du côté où », terminus ad quem, l’infini choit dans le temps, ont affaire l’une à l’étant infini, l’autre à l’étant fini. C’est bien la première espèce essentielle d’être que, confusément, nous pré- comprenons nécessairement, dans les expériences défectives qui manifestent ontiquement l’être de l’étant fini à l’intérieur du monde et en relation à d’autres finités qu’il éprouve. Nous parlons de deux différentes « espèces » de l’être et non de deux « genres », puisqu’une ontologie rigoureusement dialectique pose un même genre d’être ex-posé dans le mouvement négatif de contradiction interne de ses auto-différenciations spécifiques ; ce qui par ailleurs permet – contre la thèse d’Aristote 25 et de Saint Thomas – de poser une « analogie de l’être » entre espèces, nonobstant une « univocité » relative à un seul et même genre triplement spécifié : divin, physique et spirituel.

À la différence de Saint Thomas, Suarez avait déjà affirmé l’unité et l’univocité conceptuelles de l’être sous laquelle tombe Dieu et les créatures, en-deça de la différence disjonctive infini-fini26. Mais à la différence de la dialectique de double négation, il excluait que cette unité soit celle d’un genre d’espèces proprement dites, toute différence spécifique excluant selon lui, comme pour Aristote, un principe d’ordre de dérivation homogène et de correspondance réglée à partir de l’unité27. Pour lui, l’analogie ne peut donc se concevoir d’espèce finie à espèce infinie de l’être. Mais selon nous l’espèce finie ou infinie est à concevoir dialectiquement comme spécification modale d’un acte d’être par soi-pour soi et non comme classification extensionnelle d’une multiplicité ontique au sens d’Aristote, Thomas et Suarez. La relation entre les deux espèces ontologiques est pensée dialectiquement : pour l’espèce finie comme négation de soi dans l’infini de sa présupposition et pour l’espèce infinie comme négation de soi dans le fini de son aliénation. Les deux modalités du genre se présupposent donc circulairement, étant entendu que ce cercle est conçu par la pensée finie, mais sans prétendre à une adéquation objective ou à une coïncidence intuitive avec l’infini en soi. Comme chez Kant et Fichte, un hiatus demeure entre ce que l’infini sait de soi et ce que nous pensons nécessairement de lui. Mais ce hiatus de la pensée finie est un écart et une extériorité maintenus entre le soi fini et l’infini dans lequel il se réfléchit, tout aussi nécessaire et symétrique, de l’écart qui se maintient entre la réflexion de soi en soi et sa réflexion créatrice de l’Autre qui est le propre du soi infini. À la transcendance originaire du créateur par rapport au créé correspond la transcendance finale de sa pensée pour notre pensée finie qui demeure aussi extérieure à elle. De même que l’infini nous pose comme extérieur à soi dans l’existence créée, de même et réciproquement nous le posons comme une pensée extérieure à nous-même dans notre sagesse finale des limites. Les deux arcs de cercle de la réflexion, descendante en création d’existence et ascendante en auto-limitation de connaissance impliquent tous deux une extériorité dans la position de l’Autre.

Nous maintenons toutefois que c’est à l’« espèce » divine que nous aspirons comme à un au-delà du fini – même si la « particularité spécifique » de cette espèce divine n’est en l’occurrence effectuée que par un esprit individuel pour soi, effectuant sa noésis noéséos. Toute multiplicité de soi impliquant finité. La question de l’extension quantitative d’un concept (un ou plusieurs ?) s’avère en effet inessentiellement ontique eu égard à la question de la compréhension qualitative de son contenu ontologique (en quoi différencie-t-il le genre conceptuel universel ou l’être ?). C’est donc bien la visée de son « soi » qui meut ici « idéalement » le « soi » fini en lui donnant son « sens ». L’Idée de l’infini, certes, requiert d’être ensuite conceptualisée sur la base de ce qui n’est d’abord qu’un sentiment d’ « expérience défective » : l’épreuve de l’être « en défaut » déjà imposée, non sentie mais pré-sentie, aux plus petits soi particulaires du monde, en deçà de tout « psychisme » proprement dit, réagissant à une chute hors de l’infini, chute qui les affecte toujours déjà. Progressant dans sa réflexion à travers les étapes des « réactions défectives » du chimisme, de l’organisme, de l’humainement langagier, l’infini théologique pré-senti puis pré-compris, et enfin compris, est devenu « concept » au terme de cette élévation du monde à Dieu, c’est-à-dire du retour de Dieu à soi : « l’élévation du fini à l’infini (die Erhebung vom Endlichen zum Unendlichen) » en laquelle Hegel voit le mouvement des preuves de l’existence de Dieu28 commence donc avec la nature.

Mais, en tant que « pensé » et « dit », l’infini est-il simplement « sens » – fiction régulatrice nécessairement mais seulement pensé en sa transcendance même – ou, de plus, « existence » de ce sens ? Je réponds qu’en un premier moment, la position dialectiquement réflexive de l’infini ne pose seulement, pour comprendre la finitude immanente, celui-ci que comme un sens pensé, une ratio cogitandi du fini ( une « raison de penser » son essence par la position explicite de sa contradictoire présupposée), et non comme une ratio essendi de ce même fini, une « raison d’être » de son existence pensée. Cette position existentielle toutefois s’effectue à la fin de « la logique du sens » en une preuve dialectique de l’existence de l’infini que les métaphysiciens nomment « Dieu », dénomination du « soi infini » que nous avons pensé devoir reprendre. La dialectique réflexive cesse à ce moment d’être seulement une métaphysique « régulatrice », puisque c’est l’existence finie dans sa « constitution » qui se pense comme celle d’un corrélat également existant (ex-sistant ). Le sens régulateur acquiert alors seulement la modalité d’un sens existant, bien qu’impénétrable en soi (cf. le hiatus), corrélatif de son existence aliénée dans l’immanence des tendances et tensions de la réflexion naturelle. L’inquiétude défective du fini achève alors de se comprendre comme l’existence même de cet infini finitisé, ce qu’elle ignorait évidemment encore, tant qu’elle le pensait comme simple « sens » de son « soi » .

3.- Mais cet entendement infini, qui n’est encore d’abord pensé que comme le fondement essentiel (ou « sens » ) et non existentiel de la finitude se réfléchissant elle-même, est intuitif, ce qui est une perfection de son infinité vis-à-vis du caractère discursif de l’entendement fini et intuitif- discursif de la raison logique dialectique. Nous sommes alors contraints d’admettre que cette pensée infinie n’est pas visée comme étant dialectique dans sa pensée autonome d’elle-même. Toute pensée dialectique, en effet, est la pensée d’un rapport à soi dans l’autre que soi extérieur à soi et, réciproquement, un rapport à l’autre extérieur à soi dans son rapport à soi, en conséquence une pensée dis-cursive et médiatisée par un rapport à l’autre, même si, en tant que finitude spirituelle, elle dispose d’un moment nécessaire mais insuffisant d’intuition intellectuelle de soi (cf. Fichte). L’ego du cogito pratique, puis logique, de l’esprit fini, est bien constitué d’un premier moment intuitif de présence immédiate à soi dans l’acte par lequel il se pose, où il se voit se faisant, en se faisant voyant de soi, mais il est absolument nécessaire qu’en un deuxième moment il extériorise cette réflexion dans le milieu du discours – discours de la loi pratique ou discours des propositions logiques spéculatives, selon les moments du système réflexif auxquels l’on se situe – en s’y niant provisoirement pour s’y objectiver et se communiquer. Le discours et le langage impliquent donc un rapport à soi de la pensée dans l’autre que soi extérieur du signifiant l’exprimant : tandis que nous pouvons concevoir un pur rapport réflexif à soi impliquant, certes, différence et altérité, mais purement intérieures au soi se pensant et non cette différence extérieure inéliminable de la réflexion dialectique – ne serait-ce que celle du discours. C’est donc la finitude qui implique la nécessité de la réflexion « discursive », du rapport à soi dans l’autre et à partir de l’autre, du retour en soi-même. Nous sommes donc pleinement d’accord avec R. Lamblin pour dire que le sens direct et constitutif de la Logique, développant le cogito spéculatif, est seulement celui d’une auto-réflexion de la raison pure finie : « elle pense absolument et elle se détermine sous l’effet de sa négativité interne sans projeter le sens qu’elle constitue dans une pensée absolue originaire »29. De sorte que la position, par la pensée finie, d’un infini théologique comme intuition infinie de sa propre raison, conçoit nécessairement ce rapport à soi comme non dialectique en soi et transcendant vis-à-vis de tout savoir logique fini. Mais comme cette position provient encore d’une réflexion dialectique de la finitude, c’est ici encore la dialectique qui se nie formellement dans le contenu de son fondement non-dialectique, puisqu’elle se maintient comme genre identique dans son différent spécifiquement infini.

Notre théologie est donc d’abord une théologie négative, étant l’objet d’une dialectique autonégative, dans laquelle se supprime, quant à son contenu, la pensée dialectique. Mais c’est bien toujours dans la forme ou la méthode de pensée dialectique que se nie provisoirement, quant à son contenu spécifique ou spécifiant, la pensée dialectique elle-même, puisqu’elle refuse de s’attribuer à la pensée infinie en soi. La dialectique n’est donc pas définitivement congédiée. Dans ce moment provisoire de « théologie négative », nous posons Dieu – le soi infini pensé comme esprit purement intuitif de soi-même – comme un « néant quantitatif » au sens où aucune des formes de la pensée finie, ni intellectuelle-discursive, ni dialectique-discursive, ni même intuitive de type fini, car finiment réflexif, ne lui convient. Nous faisons alors usage du concept quantitatif du « rien » dans la Table kantienne des quatre concepts du néant : « aux concepts de tout, de plusieurs et d’un, s’oppose celui qui supprime tout, c’est-à-dire celui d’aucun, et ainsi l’objet d’un concept, auquel absolument aucune intuition susceptible d’être indiquée ne correspond est = rien »30.

Nous pouvons ainsi « concevoir » un entendement purement intuitif qui soit pour lui-même une connaissance de soi, sans précisément que nous puissions le « connaître » , c’est-à-dire disposer d’aucune intuition finie, ni sensible, ni même intellectuelle, pour remplir notre concept d’un objet vide d’intuition. Descartes déjà disait que nous pouvons « concevoir » l’infini, mais non le « comprendre », « …car il est de la nature de l’infini que ma nature qui est finie et bornée ne le puisse comprendre (comprehendere) ; et il suffit que je conçoive (intelligere) bien cela …»31. Le « comprendre » cartésien est ici l’équivalent du « connaître » (kennen) intuitif dans le vocabulaire de Kant : « rien » d’intuitivement et de directement positif ne peut donc être dit de Dieu en ce premier moment. Pour assurer le passage d’une théologie négative à une théologie positive et rendre possible la reprise de la pensée dialectique quant au contenu, nous donnons alors à la logique dialectique ( hégélienne quant à son contenu, non quant à son statut dans le système) une fonction de substitution analogique pour cette connaissance ou cette compréhension intuitive inaccessible. On rappellera l’importance de l’analogie dans la tradition de pensée herméneutique réflexive et son motif: là où la connaissance positive d’un contenu ontologique s’avère impossible, le philosophe (Platon, Kant, notamment ) procède en raisonnant par analogie avec le contenu évalué comme le plus semblable et connu de lui, pour donner à sa « pensée » qui n’est plus une « connaissance » directe du premier contenu, une forme néanmoins nécessaire et rigoureuse. Le philosophe « interprète » alors le sens du contenu inconnaissable « comme » celui du contenu connaissable qui en représente une manière de « mimésis conceptuelle ». Encore faut-il distinguer les analogies conceptuelles auxquelles recourt le philosophe, qui ont un caractère subjectivement nécessaire, et les analogies imagées (proprement les métaphores) auxquelles il peut recourir par ailleurs, en les puisant dans le domaine littéraire, poétique, biblique, et qui n’ont pas un caractère spéculativement nécessaire. Nous avons nous-mêmes, par exemple, tenté dans un autre contexte de justifier un rapprochement entre les analogies métaphoriques indiquées par Kant (comme des Idées esthétiques) et les symboles poétiques mallarméens 32.

Au lieu d’être, comme l’affirme Hegel, une « théologie spéculative »33 reposant, au jugement d’une ontologie de la finitude réflexive en tout cas, sur une infinitisation illégitime de la réflexion finie dont « (le) contenu est la présentation de Dieu tel qu’il est dans son essence éternelle avant la création de la nature et d’un esprit fini »34, la logique spéculative est bien, pour nous comme pour R. Lamblin , le savoir de l’auto-réflexion purement conceptuelle de la pensée finie, même si le moment de l’infinité immanente ou de l’autodépassement synthétique d’un concept en son opposé la constitue bien, comme elle constitue le mouvement de toute finitude « inquiète » (unrühig) , naturelle et spirituelle. Mais elle peut et doit jouer le rôle, que R.Lamblin lui refuse, d’une théo-logique, au sens d’une science ana-logique de la raison infinie dont l’infinité est transcendante. Elle peut donc prétendre, en ce sens, être aussi une « théologie spéculative » sur un mode analogique toutefois. Mais la synthèse dialectique de l’être substantiel infini du sens et du soi fini se donnant sens est seulement constituée discursivement par le soi fini autoréfléchissant. Cette « analogie de la réflexion » – dans un second jugement de réflexion, succédant au jugement de réflexion analogique sur le statut de la finalité de la nature – vise à chercher par la pensée, en dehors de toute connaissance évidente préalable d’un universel a priori convenant au deux, l’identité d’un genre commun entre la pensée de soi de la raison infinie et la pensée de soi de la raison finie. Le recherche « judicative » d’un universel analogique s’effectue sur la base de la particularité des deux spécificités à comparer. On le fait en partant, comme dans tout « jugement de réflexion » selon Kant, des spécificités de chaque particularité et en visant leur propriété générale commune, propriété qui ne pourra jamais faire l’objet d’une intuition probante ( l’objet étant « inconnaissable » dans le vocabulaire de Kant ou « incompréhensible » dans celui de Descartes) dans sa spécificité ou son unicité, mais seulement d’une hypothèse subjectivement nécessaire. Cette « analogie logique de la réflexion » est, selon nous, aussi nécessaire que l’était, dans la philosophie de la nature, l’analogie finaliste de la réflexion, posant ce que nous avons nommé un soi réflexif et pulsif de l’étant naturel, dit phusique. Rappelons que le jugement réfléchissant de finalité naturelle était déjà, selon nous, à inscrire dans une dialectique de la connaissance de la nature dont le premier moment est celui de la connaissance d’entendement (où le sujet ne se réfléchit pas pratiquement dans son objet mais le détermine théoriquement comme Autre), connaissance qui se nie, en un second moment, lorsque sont reconnues des propriétés structurales35 de systématicité et de régulation non déterministes. Il s’agit là du concept de « structure » au sens restreint de Piaget et de Merleau- Ponty ; les phénomènes « structuraux » de la nature sont ceux qui motivent légitimement une « interprétation » téléologique et dialectique. Ces propriétés en un troisième moment acquièrent un sens quasi-subjectif, lorsqu’elle sont jugées réflexivement par analogie avec celle du soi humain « pratique ». L’étant naturel est pensé par analogie avec un « soi » agissant sur soi, revenant sur soi dans l’autre, réflexivement pratique. Le jugement de réflexion « extérieure » à propos de certains objets (naturels) est donc « intériorisé » au sens de ce que Hegel appelle techniquement dans son vocabulaire « réflexion déterminante », unité de la réflexion extérieure cherchant un sens à des objets donnés et de l’auto-réflexion intérieure au sujet pensant lui-même qui leur donne analogiquement ce sens « subjectif » pour les penser : par exemple, praxis, présence réflexive à soi, présence défective, auto-stance, finalité, effort, etc… seront des significations nécessairement données par le philosophe au moindre étant naturel, déjà dans le domaine que l’on dit relever de la « physique » 36.

Ainsi, la logique dialectique se constitue nécessairement, dans le système de la dialectique réflexive, non pas à la « fin » de la phénoménologie de l’esprit, mais à la « fin » de la théologie négative et pour y mettre fin. Ayant construit un premier moment négatif de la théologie, la pensée réflexive finie doit et peut, en un second moment, construire une théologie positive et dialectique : la logique intuitive-discursive de l’esprit fini est cet analogon de la raison infinie. Cette logique n’est pas purement intuitive du sens catégorial qu’elle construit, mais, en tant que finie, elle est irrémédiablement aussi discursive et propositionnelle, ce qui implique médiation, de même que spatialité et temporalité de ses signes propositionnels, finitude avérée. Elle joue exactement le même rôle que, chez Nicolas de Cues, le symbolisme mathématique des grandeurs infinies pour penser par analogie l’infinité métamathématique de Dieu. Tandis que le Cusain voyait dans la mathématique la connaissance par excellence de la raison humaine – le meilleur en l’homme nous rapprochant de Dieu – nous voyons dans la logique dialectique cette même excellence immanente. Pour justifier la portée théo-analogique d’une telle logique, il a fallu admettre la supposition subjectivement nécessaire de l’identité de genre entre pensée de soi de l’entendement infini purement intuitif et pensée de soi de l’entendement fini intuitif-discursif qui en est la source constitutive. Cette identité générique est la suivante : l’entendement infini et l’entendement fini ont cette propriété réflexive commune d’être tous deux « pour-soi » (présents à soi), non « pour un autre », en tant qu’ils le sont « par soi » (librement), non « par un autre » et dans la contrainte d’une hétéronomie. Un être pensant réflexif (pour soi) ne peut l’être que par soi (de façon absolument libre). Toute réflexivité intellectuelle se constitue comme un être pour- soi, être objet de soi comme sujet pensant, et doit l’être librement, c’est-à-dire de façon autonome. Ceci a pour conséquence d’admettre une réflexivité infinie qui ne soit ni discursive ni dialectique en son être pour-soi et par-soi. Dit autrement : la dialectique est seulement la propriété spécifique de la pensée réflexive finie (et plus généralement de l’étant fini, puisqu’il y une dialectique réflexive naturelle qui peut être jugée par analogie en deçà de l’esprit dans les étants de la phusis) par analogie avec laquelle nous pensons la spécificité, inconnue comme, telle de la pensée infinie.

La première catégorie de la logique comme détermination conceptuelle de soi est bien l’Être, catégorie de la qualité, différente du néant quantitatif antérieur qui n’était pas une catégorie théo-logique pure mais une catégorie de la théologie négative et limitative du savoir. Cette catégorie du « néant quantitatif » relevait d’un concept de la théorie de la connaissance (gnoséologie) et non de la logique comme telle. Elle définissait la connaissance comme l’unité d’une pensée conceptuelle et d’une intuition, et, conformément aux analyses gnoséologiques kantiennes, la connaissance finie comme l’unité d’une pensée discursive extérieure à l’intuition qui lui correspond. D’où il suivait qu’en un entendement infini en sa connaissance de soi, aucune discursivité de la pensée et en conséquence aucune dialectique n’était admissible. De même, il faut évidemment distinguer la dialectique logique constitutive de tout savoir logique de la « réflexion » objective, relevant d’une partie du Livre de l’Essence chez Hegel et qui n’est qu’un contenu déterminé de la réflexion logique subjective-objective dans son parcours discursif.

4.- La dialectique réflexive est ainsi, en quatrième lieu, une ontologie générale du « soi » dont l’essence est d’être réflexion sur soi, ce que nous nommons le « séisme » ou ontologie générale de l’être de tout étant comme être-soimême réflexif, pour-soi-par-soi. C’est dans la forme de la réflexion finie, et sans quitter cette forme, que la réflexion extérieure, pratiquement spirituelle puis théoriquement cosmologique, remonte à son fond sensé infini et que, par la logique comme science analogique de ce fond, elle revient à son extériorité naturelle en tant qu’elle se pense nécessairement créée par son fond. Nous admettons, en fin de compte, que la relation créatrice du fond réel (« réel » signifiant ici infiniment parfait ou réalissime, en un sens métaphysique classique) à la nature est une relation de co-existence, ce qui constitue, en somme, une preuve dialectique de l’existence de Dieu sur laquelle nous nous expliquerons plus bas. Par la logique, en tant que science analogique du fond infini, la finitude réflexive revient à sa condition naturelle sur le mode d’une ex-sistence créée. L’herméneutique de l’essence du sens, demi-cercle ascendant déployé dans la régression cosmo-théologique, se complète ainsi en herméneutique de l’existence du sens, en un second demi-cercle, descendant de la pensée de soi du sens à son être hors-de-soi dans le réel fini. Le cercle total du système, ascendant et descendant, régressif- progressif, est ainsi fermé. La nécessité de cette co-existence est celle d’un acte de « jugement », division (Entzweiung) ou décision originaire (Urteilung) du Concept ou pensée infinie de soi : scindée en pensée éternelle en soi (intuitive non dialectique) et manifestation de soi extérieurement finie (dialectique de la nature).

Lorsque la réflexion cosmologique conçoit régressivement son fondement infini dans un entendement intuitif divin, elle ne pose pas encore l’existence de ce fond, mais seulement son essence infinie comme sens ultime de la finitude de l’étant intra-mondain. Nous reprenons là, répétons-le, un argument « cartésien », selon lequel le sens du fini présuppose le sens de l’infini. Mais nous lui donnons aussi un sens « kantien », puisque, conformément à la critique kantienne de l’argument cosmologique, cette première preuve, cosmo-théologique, n’est pas une preuve de l’existence d’un tel infini transcendant, mais seulement une pensée nécessaire pour donner son sens à la finitude cosmologique. L’existence nécessaire de ce fond ne sera posée qu’au terme de la logique théo-ana-logique du concept comme Idée. Cette seconde preuve pourra être dite « ontologique » puisqu’il s’agira bien, là aussi, allons-nous voir, de penser le concept infini comme ex-sistant nécessairement. Si, qualitativement, l’existence mondaine n’apporte en effet rien de plus à l’essence infinie comme ens realissimum, il n’en va pas de même modalement, nous voulons dire du point de vue de sa « modalité » d’être ou d’existence. Tel est le principe de la preuve de l’existence de Dieu. Il s’agit alors des rapports entre possibilité, réalité et nécessité de l’exister, cette dernière étant sous-modalisée en nécessité externe (contrainte ou déterminisme) et nécessité interne ( liberté d’indépendance et liberté d’autonomie ; les deux n’ayant pas le même sens, précision selon nous capitale, comme nous le verrons plus bas). Le moteur de la preuve « existentielle » est le suivant : la perfection « modale » de la liberté de l’infini implique son existence créatrice et pas seulement son essence contemplative d’elle-même. C’est l’essence intuitive du fondement en soi qui est la raison d’être de son existence finie et de la co-existence de son infinité éternelle, corrélative, dès lors, de cette existence finie physiquement (ou mieux : phusiquement) temporelle. Comme la logique dialectique est une pensée analogique discursive et finie de la raison intuitive infinie, nous sommes contraint, au terme de cette logique, comme l’a précisé Hegel, de penser la « méthode » de la pensée logique. Or comme le statut de la logique dialectique réflexive n’est plus celui, hégélien, d’une coïncidence mystico-rationnelle de la pensée finie avec la pensée infinie, mais bien celui d’une analogie finie de la pensée infinie ou d’une finitisation analogique de l’infini, nous sommes contraint de re-poser, ce que Hegel ne fait nullement, la totalité des déterminations de l’Idée absolue comme sujet-objet de soi, dans un double modalité : une modalité « méthodique » discursive et médiate dans la raison finie et une modalité intuitive immédiate, dans l’entendement infini. Rappelons que la catégorie de la « méthode » est la dernière catégorie proprement intralogique de la logique hégélienne : « ce qu’il y a donc encore à considérer est ainsi, non pas un contenu comme tel, mais l’universel de sa forme, c’est-à-dire la méthode »37. Le mode formel infini de présence à soi est un mode de présence de la riche plénitude du contenu dont la forme nous échappe complètement comme telle.

Nous admettons à nouveau l’ « incompréhensibilité » interne (Descartes) ou l’« inconnaissabilité intuitive » (Kant) du concept de l’infini, du point de vue « gnoséologique », dans la mesure où aucune intuition sensible ou intellectuelle connue de nous ne lui convient, mais nous l’affirmons cette fois, à la fin de la logique, de la plénitude des déterminations de l’Idée, que nous avons, nous, conquises au terme, en une synthèse de la multiplicité distincte des déterminations du discours logique. Nous affirmons à présent immédiatement et éternellement cette riche plénitude présente en Dieu, mais sur un mode ou dans une forme qui nous échappe, puisque dès le début de la logique nous admettions que le savoir intuitif infini de soi nous échappe comme tel. Mais la négation des déterminations en tant que synthèses dialectiques n’est pas une négation d’indétermination en Dieu, mais bien comme Eckhart l’a montré, de négation des négations discursives, donc une négation de surdétermination, dont nous avons repris la justification dans notre ouvrage antérieur38. Affirmer que la raison développée logiquement contient les mêmes riches surdéterminations qui sont contenues intuitivement dans la raison infinie nous permet d’éviter la critique légitimement faite à Schelling et à ses disciples par Hegel. Schelling, ne disposant pas d’une reconstitution logique, fût-elle analogique comme la nôtre, du contenu de la raison infinie, envisage l’identité de cette raison comme intuition intellectuelle de soi sans différence, comme indifférence pure, c’est-à-dire, ainsi que le lui reproche alors Hegel, comme « …la nuit où toutes les vaches sont noires »39. Au lieu de cette identité vide, nous affirmons au contraire en lui une identité pleine; une riche plénitude unifiant les différentes déterminations qui font sa perfection infinie sur un mode non composé dialectiquement, ce qui est certes incompréhensible pour nous, mais non inconcevable puisque l’entendement infini est conçu (cf. Descartes, Kant et Fichte) comme plénitude intuitive. De sorte que nous comprenons, pour nous de manière « composée », ce que nous concevons comme, en soi , « non composé ». Ainsi que l’affirme Thomas d’Aquin : « lorsque l’intellect comprend des choses simples qui lui sont supérieures, il les comprend selon son mode de comprendre, c’est-à-dire de façon composée; mais pour autant, il ne les comprend pas comme étant composées »40. Admettre cela, c’est admettre qu’il y a dans l’entendement intuitif infini une unité de l’un et du multiple de ses autodéterminations qui n’est pas en soi «composée» : cette unité supérieure ou cette surdétermination de l’un et du multiple n’est pas absolument inconcevable en soi, même si elle l’est évidemment du point de vue de notre concevoir dialectique qui compose « synthétiquement » l’unité et la multiplicité des catégories.

Descartes l’affirmait : nous pouvons « concevoir » (concipere) nécessairement ce que nous ne pouvons pas « comprendre » (comprehendere) complètement du dedans, (intuitivement), mais seulement de façon analogique. Encore faut-il éviter de dire que ce que nous ne « com-prenons » pas de l’infini sur le mode d’une «syn-thèse » intuitive-discursive, est absolument « inconcevable » par nous. Kant aussi a insisté sur la possibilité d’une analogie nécessaire concernant l’entendement divin: pensé par analogie avec l’entendement humain, non pas en un « anthropomorphisme dogmatique » – que l’on pourrait dans une certaine mesure d’ailleurs reprocher au mysticisme rationnel de Hegel – mais en un « anthropomorphisme symbolique » qui ne concerne que « le langage » dont nous disposons mais non l’intuition de « l’être suprême » en lui-même41. L’identité de genre s’impose : il est impossible qu’il y ait entre l’entendement infini et l’entendement fini la même différence qu’entre le « Chien animal céleste » et le « Chien animal aboyant » (Spinoza)42. Cependant, Kant n’envisageait alors l’analogie de l’entendement divin avec notre entendement que sous l’aspect de l’entendement fini purement discursif, de cet entendement qui se rapporte à des intuitions sensibles extérieures pour les déterminer, tandis que nous envisageons cette analogie avec l’entendement intuitif-discursif fini, entendement dialectisé dans la logique au sens de Hegel, sous l’aspect spéculatif intuitif-discursif. À distance de Kant cette fois, et avec Fichte, nous avons établi la réalité de cette réflexion intellectuelle de soi, intuitive-discursive, dès le début de la Dialectique réflexive (I, Ch. I) dans le cogito pratique, puis au début de l’interprétation de la logique, comme développement du cogito spéculatif, pensée de soi de la pensée finie. De sorte que, dans le contexte logique, les mêmes déterminations « générales » (analogiques) qui sont en Dieu sur un mode intuitif, immédiat et non dialectique, sont en nous sur un mode médiat et dialectique, en vertu de la supposition subjectivement nécessaire de l’identité de genre entre la raison infinie et la raison finie, et de la différence spécifique que donne à penser l’analogie. En conséquence, du point de vue même de la modalité de la liberté pensante, la modalité de la liberté de l’infini intuitif en soi n’est alors que l’autonomie immédiate et non pas encore l’indépendance vis-à-vis d’un autre. En allemand d’ailleurs, Hegel distingue avec grande précision, l’autonomie (comme Selbstgesetzgebung, autolégislation) et l’indépendance (Unabhängigkeit) entendue ici sous l’aspect précis de l’ « auto-subsistance » ou « auto-stance », (c’est-à-dire la Selbständigkeit) du soi43. Autonomie dans la législation et auto-stance dans l’indépendance, ce sont là deux « modalités » à ne pas confondre de l’auto-détermination (Selbsbestimmung) ou liberté en général, comme être d’un étant par-soi-pour-soi.

De sorte que, tant que nous ne faisons que penser Dieu comme liberté éternelle se pensant elle-même dans son autolégislation (ou autonomie), Dieu n’est pas conçu comme se rendant encore indépendant ou auto-stant (selbständig) vis-à-vis d’une altérité effective. Du point de vue du concept modal de liberté, il n’est pas complètement ou totalement libre en une « omnitudo realitatis » : il n’a que la liberté de la pensée autonome de soi par soi mais non l’in- dépendance comme rapport négatif à l’effectivité de l’autre que soi, rapport négatif à l’autre qui d’ailleurs ne pourrait être que transcendant et non immanent. Bref, l’omnitude de sa réalité (omnitudo realitatis) n’est pas complète, en tant que sa liberté n’est pas effective, pensée seulement sous cet aspect. Le concept de la liberté complète de l’infini est en effet l’autonomie de la pensée du Concept dans l’indépendance absolue de son soi vis-à-vis d’un autre, ce dernier, fini, ayant lui-même son indépendance relative à l’égard d’une altérité intramondaine également finie. Dès lors, pour être pensé comme complètement in-fini en tant que liberté, ou auto-déterminé par sa nécessité interne en toute indépendance vis-à-vis d’un Autre, il est nécessaire que l’infini « autonome » soit pensé comme se faisant « indépendant » d’un existant fini, et donc qu’il se tiennne, « auto-stant » (selbständig), indépendant d’un étant fini, lui-même indépendant, en tant qu’auto-stant fini, vis-à- vis d’une réalité extérieure (mais en tant que dépendant en revanche de l’infini comme sa créature « libérée ») : celle de la « nécessité extérieure » qui est d’abord celle de la nature dans laquelle est compris l’étant fini. Pour que l’infini soit pensé comme complètement libre, il est donc nécessaire qu’il soit non seulement autonome en lui-même – dans ce qui serait sa « solitude sans vie »44 s’il n’était que cela, mais indépendant ou auto-stant ou existant vis-à-vis d’un autre effectif, d’une finitude effective qu’il doit donc créer en dehors de lui-même en s’y aliénant, sinon sa liberté serait incomplète et donc imparfaite du point de vue de la « modalité ». Cette altérité ex-sistante n’est cependant que sa propre auto-aliénation, corrélat fini de sa propre ex-sistence éternelle. Si, ici, par « croyance » l’on entend le sentiment d’être motivé à une affirmation d’existence, on distinguera la « croyance que…» ( opinion), « la croyance en…» ( foi en un Dieu personnel révélé historiquement ), « la croyance à …» ( conviction rationnelle d’une existence en science ou en philosophie). Il y a là trois régimes d’intentionnalités ou de positions intentionnelles de la croyance que les expressions linguistiques peuvent marquer avec assez de précision : « croire que », « croire à », « croire en ». Pour sa part, le dialecticien spéculatif dispose à présent d’une croyance théologique, car, s’il ne croit pas en Dieu (comme personne infinie révélée dans une histoire), il croit bien à Dieu: à l’Idée de Dieu en tant qu’existante en elle-même et corrélativement, finitisée dans la nature. Le dialecticien doit dire qu’il ne croit pas « en Dieu », qu’il est non religieux en ce sens, mais qu’il « croit à Dieu », à l’Idée de Dieu, unité de son concept et de son existence, et qu’en ce sens purement spéculatif il est « croyant », motivé par la réflexion spéculative à poser l’existence du contenu de sens du concept divin.

Au terme de la logique, au moment où se pensent la « méthode » de la réflexion finie et la « forme » de la présence à soi de l’infini, « modalité » de la conception infinie, il est nécessaire de poser deux modalités de la liberté du soi réflexif, une modalité infinie autonome en son essence et une modalité indépendante quant à son ex-sistence vis-à-vis d’un soi réflexif autonome et indépendant mais fini. Ce soi réflexif fini est le soi naturel « particulaire » et « atomique » que nous avions déjà posé dans la philosophie réflexive de la nature et que nous retrouvons à présent comme modalité existentielle de l’infini. C’est à présent seulement que nous pouvons parler du caractère « divin » de la nature ou de la nature comme « le divin existant ». La modalité créée du soi est en fait celle de la particule atomique élémentaire dont nous retrouvons alors la structure, mise en place régressivement dans la philosophie de la nature (à partir de l’interprétation des données de la physique fondamentale), sans que nous ayons pu alors poser sa signification théologique, et interprétée à présent comme la créature nécessaire de Dieu, nécessaire à sa liberté d’indépendance. Cette autonomie du soi naturel ou phusique doit être finie et son indépendance doit être une négativité vis-à-vis d’une dépendance extérieure, celle de la matière naturelle extérieure ( les autres particules atomiques), et son soi autonome celui de l’intériorité réflexive minimale de l’élément naturel (particulaire et atomique).Ce sont les propriétés initiales de systématisation et d’autorégulation des totalités particulaires non sommatives (holistiques en ce sens) que la dialectique réflexive interprète en les signifiant analogiquement comme manifestations d’un « soi » autostant et autonome dans la matière « physique », qu’il vaudrait mieux à ce niveau de sens nommer « phusique ».

En Dieu l’autonomie de la pensée ne se constitue pas à partir de l’indépendance existentielle, car alors il y aurait une médiation et une condition dialectique de cette autonomie que nous avons posée comme immédiate ( intuitive). Son indépendance n’« affecte » pas son autonomie, puisque cette autonomie ne se constitue pas comme « retour en soi » à partir de cette indépendance. Cette indépendance infinie est un mode de négation : l’existence (ex-sistance) comme acte de la transcendance ou la transcendance existentielle de l’infini dans l’acte par lequel il se tient infiniment en soi tout en se tenant finiment hors de soi. Dans le même acte par lequel l’infini fait se tenir le fini en dehors et au-dessous de lui, l’infini simultanément se tient en dehors et au-dessus du fini. L’infini se libère du fini qu’il libère de lui en un même acte éternel de division de soi, c’est-à-dire du concept qu’il est : nous le pensons donc « ana-logiquement » comme un « jugement » (Urteil) infini, division ou « décision » (sans libre-choix) originaire. Dans le cosmos créé au contraire le soi naturel et spirituel constituera son autonomie, son rapport autolégislatif à soi, dialectiquement, à partir de son rapport à l’extériorité autre, comme indépendance relative à cet autre.

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En définitive, et pour conclure sur les rapports entre la liberté théologique et la liberté de l’étant naturel, puis spirituel, on peut dire que l’autonomie de l’infini ne s’effectue par à partir de son indépendance, au contraire : son indépendance est fondée sur son autonomie. L’autonomie du soi fini (naturel puis spirituel) présuppose, à l’inverse, son indépendance relative vis-à-vis de l’extériorité transcendante de son créateur qui libère son autodéveloppement et vis-à-vis de l’hétérodétermination par les autres finités affectant son être-dans-l’espace naturel et, ultérieurement, culturel. Il ne se donne sa loi et la forme de sa réflexion positivement libre dans l’autre qu’à partir de sa liberté négative, de son indépendance vis-à-vis de cette extériorité qui commence par l’affecter du dehors, dans la Stimmung défective de sa finitude. Mais la minimalité de l’autonomie naturelle étant la finitude du soi infini aliéné, elle doit « pouvoir » – de façon contingente, non absolument nécessaire – devenir, au terme d’un développement dans le temps, la conception de soi de ce qu’elle est : l’existence finie de l’infini. Le soi naturel fini dépend bien du soi infini qui le soutient éternellement dans l’être, mais celui-ci ne soutient de lui que l’infrastructure particulaire de sa minimalité ontologique contenant seulement les virtualités de son développement relativement contingent qui fait son indépendance tant à l’égard de son créateur (verticalement en quelque sorte), qu’à l’égard des autres soi naturels dans l’horizontalité de l’espace et du temps. Ce « pouvoir-être » virtuel de l’étant naturel implique une contingence effective de sa réalisation. « Pouvoir-être » est notre expression, disant à la fois la « puissance » nécessaire d’auto-dépassement du négatif immanent au fini naturel, son infinité immanente et la simple « possibilité » contingente de son achèvement dans le milieu de la nécessité extérieure. L’esprit n’est pas l’autre pôle immédiatement, et éternellement nécessaire de l’aliénation du divin comme cela se fait chez Hegel par un jugement disjonctif de l’infini logique45 où l’omnitudo realitatis est d’emblée posée dans les deux manifestations coexistantes du divin : nature et esprit (cf. le troisième syllogisme, disjonctif, cité plus haut). L’esprit, du point de vue de la dialectique réflexive, est le terme d’un « devenir réellement aléatoire » de la nature, à partir d’un soi infinitésimal réflexif – qui n’est pas une âme substantielle mais un pouvoir de « fonctionnement » réflexif, circulairement régulateur de son étantité – présent dans la particule et l’atome, de même que son histoire spirituelle ne mène pas nécessairement et partout dans l’univers à l’auto- conscience dialectique de l’infini. La discursivité logique dialectique, que nous sommes parvenus « par chance » à réaliser dans la partie terrestre de l’univers (sans préjuger qu’elle ne puisse l’être ailleurs), s’aperçoit alors dans le temps comme le terme virtuel d’une « cursivité » finie, que l’entendement intuitif nécessaire se donne comme création ou libération de soi dans le fini de l’existence. Nous ne voyons donc pour notre part aucun « refuge dans le brouillard »46 à affirmer simultanément que la pensée de soi de l’infini est à la fois « une éternité toujours déjà accomplie»47 (premier mode, en lui-même) et, corrélativement, toujours « dans son d’accomplissement même »48 dans le fini (son second mode, en nous, étants finis). Au contraire, ces deux « faces » (en image analogique) ou « modalités existentielles » (en concept logique) de la liberté de l’infini nous semblent très clairement pensables. Nous ajouterons que l’idée d’une création éternelle de notre existence naturelle particulaire, de notre infrastructure « minime », éternellement sous-tendue par le Dieu « maxime », est laissée libre de s’autonomiser et de se complexifier évolutivement en une durée finie, jusqu’à l’esprit.

NOTES

1 E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, trad. Gibelin, Paris, Vrin,1957, § 58, p.146 : « une connaissance de ce genre est une connaissance par analogie … ».

2 Cf. par exemple J. Cohn, Histoire de l’infini, le problème de l’infini dans la pensée occidentale jusqu’à Kant, 1896, Paris, Cerf, 1994, p .120 : « il (le Cusain) conçoit la connaissance comme un processus d’approximation… Rien que pour cette conception le Cardinal mériterait déjà d’être considéré comme le prophète des Temps modernes ». Cf. aussi E. Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance, 1927, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p.17 : « cette position à l’égard du problème de la connaissance caractérise le Cusain comme le premier penseur moderne ». Cf . encore G. Bufo, Nicolas de Cues ou la métaphysique de la finitude, Paris, Seghers, 1964, p.8 : par « la signification profonde, signification “ critique ”… » qu’il donne à sa philosophie, « le Cusain se place parmi les précurseurs de la pensée moderne ». On n’omettra pas de considérer qu’E.Weil, élève de E. Cassirer est pénétré de la tradition des penseurs de la Renaissance italienne.

3 Ibidem,§ 57, p.146 :« un anthropomorphisme symbolique …».

4 La dialectique réflexive, lignes fondamentales du séisme ontologique, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2OO6. 5 R. Lamblin, Une interprétation athée de l’idéalisme hégélien, « Raison absolue théologique ou raison absolue philosophique finie », Paris, L’Harmattan,1998. Cf. du même auteur, Raison absolue et finitude, Paris, Vrin, 1987 et Une vie – autobiographie sociale-politique-philosophique, Paris, L’Harmattan, 2005.
6 Hegel, Encyclopédie, trad. et édition citée, I, § 82, Add., p. 515-516, passages soulignés par nous.

7 Ibidem, p.88-89.
8 On sait que le « noumène » au sens le plus général de « l’objet intelligible » transcendant pour le savoir fini peut être spécifié aux trois « niveaux » de connaissance étagés dans la Critique : esthétique , il est alors la chose en soi ; analytique : il est l’objet transcendantal (= X) , dialectique : il est enfin le concept de la totalité absolue, inconnaissable comme telle, des conditions pour un phénomène conditionné.
9 Hegel, Encyclopédie, III, L’esprit, trad. B.Bourgeois, Paris,Vrin, 1988, § 576, p.374.
10 Hegel, ibidem, § 575, p. 373-374. Ici « la science apparaît comme une connaissance subjective dont le but est la liberté ».
11 Hegel, ibidem, § 577, p. 374.
12 Th.F. Geraets, Les trois lectures philosophiques de l’« Encyclopédie », 1975, version parue dans Lectures de Hegel, Paris, Le livre de Poche, 2005, p.185, souligné par nous.

13 Ibidem, p. 191.
14 Sur ce retour paradoxal d’une Idée régulatrice « à la clef de voûte de l’édifice du système hégélien », je me permets de renvoyer à mon Hegel, Paris, Vrin, 1997, Conclusion, pp. 234-235.

15 R. Lamblin,o.c, ch. III, 4, « Légitimité d’une hypothèse régulatrice sur le sens que la conscience doit accorder à sa propre nature et à la nature hors d’elle-même », pp.127-136.

16 R. Descartes, Méditations métaphysiques, III, trad. de Luynes, Paris, Vrin, 1960, p. 46.
17 J.G Fichte, Œuvres choisies de philosophie première, trad. Philonenko, Paris, Vrin, 1980, p. 81.
18 G-W-F Hegel, Encyclopédie, I, trad. B.Bourgeois, § 60, rem., p. 321. Mais il reste vrai que Hegel a le tort de projeter cette expérience métaphysique dans la limitation méthodologique – non métaphysiquement « vécue » – à laquelle procède Kant. Cf. sur ce déplacement métaphysique du concept kantien de « limitation absolue » notre Hegel critique de Kant, Paris, PUF, 1985, p. 125-128.
19 On a un exemple de cette conception de l’infini transcendant comme « hypostase » de la finitude dans le livre de N. Grimaldi, Le désir et le temps, Paris, Vrin, 1991, par exemple : « cette transcendance lui est même si essentielle (à la conscience finie) que spontanément la conscience l’hypostasie et s’identifie à cette hypostase », p.85 ; « Dieu est en nous l’hypostase de l’infinie présence » ( ibidem).

20 G.W.F Hegel, Leçons sur les preuves de l’existence de Dieu, trad. J-M. Lardic, Paris, Aubier, 1994, p.114, souligné par nous. L’allemand rapproche spéculativement la « chute » (der Fall) de la « contingence » ( die Zuffaligkeit).
21 Ainsi que le souligne Descartes dans ses Réponses aux cinquièmes objections.

22 Sur la formation dialectique du concept théologique d’infini à travers successivement l’affect, l’entendement intentionnel, l’Idée de la raison, je renvoie à La dialectique réflexive, III,1,2. L’infini comme fond limitatif insistant (pp.113-118).

23 N.Grimaldi,ouvrage cité, p. 337.
24 Voir plus haut note 19, sur «chute » et « contingence».

25 Nous reconnaissons volontiers ici avoir attribué à Aristote dans la Dialectique réflexive (p.154) une « analogie quantitative-intensive » de l’être qui n’est en réalité pas la sienne, mais une interprétation discutable d’une participation à l’essence par « dégradation » progressive des diverses catégories. Sur cette question nous faisons à présent nôtre la mise au point de P. Aubenque : « une prétendue analogie de l’être ne pouvait avoir aucun sens pour Aristote », Le problème de l’être chez Aristote, Paris, PUF,1966, p.206. Sur l’inspiration platonicienne d’une participation dégradée, cf.P. Aubenque, ibidem, pp. 400-4O1.

26 Sur la position de Suarez relative à l’analogie de l’être, cf. J-F. Courtine, Inventio analogiæ. Métaphysique et ontothéologie, Paris, Vrin, 2OO5, p. 291.
27 Sur cette différence chez Suarez entre la relation de genre à espèce et la relation d’ordre analogique, cf. J- F. Courtine, ouvrage cité, p. 329.

28 C’est notamment le leit-motiv des Leçons sur les preuves citées plus haut.

29 Ibidem, p. 88, souligné par nous.
30 E. Kant, Critique de la raison pure, Amphibologie des concepts de la réflexion, trad.A.Renaut, Paris, GF Flammarion, 2OO1, p.327, « le Rien selon le concept de quantité ».

31 R. Descartes, Méditations métaphysiques, III, trad.de Luynes, Paris, Vrin,1960, p. 47.
32 Cf. notre Mallarmé et l’éthique de la poésie, Paris, Vrin, 1992 et notre Morale des lettres, Paris, Vrin, 2OO5.
33 Hegel, Encyclopédie, I, édition de 1817, §17.
34 Hegel, Science de la Logique, I, Introduction, trad. J.Labarrière et G.Jarczyck, Aubier Montaigne, 1972, p. 19.

35 Cf. La dialectique réflexive , Deuxième Partie, Philosophie de la nature.

36 Hegel, Science de la Logique, I, L’essence en tant que réflexion.

37 Hegel, Science de la Logique, III, Le livre du Concept, Paris, Aubier, p. 371-372.
38 Maître Eckhart, Commentaires scripturaires, Exode, § 73-75, cité et commenté dans La dialectique réflexive, III, ch. 2.
39 Hegel,Phénoménologie, I, Préface, § 16.

40 Thomas d’Aquin, Somme théologique, Prima Pars, Qu. 3. Nous devons cette précieuse référence comparative entre Hegel et Thomas à A. Simhon, La Préface de la “ Phénoménologie de l’esprit ” de Hegel, édition citée, p. 125-126.

41 E. Kant, Prolégomènes, § 57, trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1967, p. 146.
42 Spinoza Ethique, I, 17, scolie. Nous avouons d’ailleurs ne pas comprendre comment Spinoza qui professe un monisme absolu et donc une générativité immanente de l’entendement fini par l’entendement infini peut nier toute communauté entre les deux.
43 Le terme d’ « indépendance » (Unabhängigkeit ) peut avoir un sens plus large où il signifie en effet la non- dépendance d’une chose vis-à-vis d’une autre. L’ « auto-stance » (Selbstandigkeit ) est donc le mode pensant ou voulant de l’indépendance d’un soi (Selbst réflexif) fini ou infini.

44 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, II, éd.citée, p. 313.

45 Cette manifestation disjonctive et simultanée, en parallèle, de la nature et de l’esprit est réaffirmée dans le troisième syllogisme du système hégélien.

46 R. Lamblin, o.c., p.79. 47 R. Lamblin, ibidem.
48 R. Lamblin, ibidem.