Synthèse « Séraphîta »

André STANGUENNEC : Fictions romanesques et illusions visionnaires autour de « Séraphîta », le roman mystique de Balzac

Conférence du 14 mai 2025

Merci, André Stanguennec, pour votre propos toujours aussi savant et réfléchissant à la fois.

Vous annoncez d’emblée que votre conférence a pour objet une double confrontation de Séraphîta, le roman « mystique » de Balzac, avec la pensée critique de Kant. Elle mettra d’abord en relation, d’un point de vue métaphysique, Balzac, Kant et Swedenborg, celui-ci étant à la fois au centre de la fiction du romancier français et de l’essai que le philosophe allemand a consacré au grand visionnaire en 1766. Puis elle comparera les points de vue esthétiques du romancier (Balzac) et du philosophe (Kant) relativement aux fictions et aux illusions qu’elles peuvent engendrer.

I – Vous rappelez, d’abord, que le roman Séraphîta (1835) appartient aux Études philosophiques de Balzac : Le chef-d’œuvre inconnu (1831), Louis Lambert (1832), La recherche de l’absolu (1834), qui portent essentiellement sur l’élan de l’homme vers l’infini en une tentative de dépassement des limites de l’esprit humain, qui finit par échouer, comme chez les amoureux de l’Ange Séraphîta prétendant le suivre dans son ascension céleste, la fiction romanesque ne pouvant rivaliser avec la création divine ou même naturelle. Ce que Kant avait d’ailleurs bien établi dans son essai de 1766 : Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques, démontrant que la pensée conceptuelle ne peut accéder à l’intuition intellectuelle des lois du monde divin.

Vous en venez alors à la figure de l’Ange androgyne Séraphîta/Séraphïtüs (à l’anatomie sexuellement ambiguë), que Balzac reprend, dans un contexte chrétien, des mythes Hermaphrodite et Orphique, le stade angélique étant le dernier de l’ascension de l’humain vers le divin, dont les parents sont déjà, ici, des humains eux-mêmes ayant amorcé leur ascension céleste (ce qui est l’une des originalités non religieusement orthodoxes de Balzac). Vous faites alors référence aux notions d’« archétype » universel (chez C.G. Jung) – qui comporte en lui l’unité originaire des opposés (coïncidentia oppositorum) – et des « images archétypes » qui le représentent dans des contextes culturels particuliers, aussi bien païen que chrétien : l’androgyne sortant du chaos présente une unité originaire qui subit une séparation douloureuse entraînant la recherche amoureuse infinie d’une réunion des sexes (comme, exemplairement, dans Le Banquet de Platon). En termes jungiens, le philosophe Gaston Bachelard estime que « Séraphïtüs-Séraphîta ne va pas rester seulement la double personnalisation de la dialectique animus-anima (mais) … le signe d’une synthèse plus grande, la synthèse de l’être terrestre et de l’être immortel », dans Le droit de rêver (1970).

Vous en arrivez ainsi à la conception balzacienne de la dualité du monde empirique sensible et du monde spirituel intelligible que l’Idée représente réellement par la médiation de correspondances verticales entre ces deux mondes mais aussi horizontales, entre les choses sensibles elles-mêmes (ce que reprendra poétiquement Baudelaire), ou entre les caractères psychologiques humains et leurs physionomies extérieures mis en correspondance chez de nombreux personnages balzaciens, alors que pour le philosophe critique kantien il ne peut s’agir tout au plus que de fictions régulatrices de nos expériences cognitives ou morales.

Mais, vous demandez-vous, Balzac a-t-il vraiment repris pour lui-même les prétentions qu’il prête à ses personnages de passer des rêves et des fictions qu’ils engendrent aux visions mystiques ? Le doute est ici permis, jugez-vous, ce pourquoi il faut reprendre et préciser la nature des constructions métaphysiques élaborées dans ses romans dits « mystiques », en particulier Séraphîta. Le romancier philosophant reprend les trois Idées que transmet la tradition philosophique et dont traite aussi Kant : le monde, l’âme (ou : l’esprit) et Dieu, nommés par Louis Lambert (protagoniste du roman éponyme de 1832) : « le naturel, le spirituel, le divin ». Si l’esprit des personnages de La Comédie humaine peut parfois être ravalé par les passions en deçà de l’instinct animal, il peut aussi prétendre égaler l’esprit créateur divin (comme chez Louis Lambert et aussi Frenhofer, dans Le chef-d’œuvre inconnu, 1831). Quelle est, alors, la situation des anges entre ces trois mondes ? Selon Balzac, les anges ne viennent pas du ciel (point de vue qui n’est pas très orthodoxe, donc) mais de la terre, et tendent vers le ciel par la médiation de l’Amour en devenant, progressivement, des esprits purs, franchissant le degré naturel, état de l’humanité commune, le degré proprement spirituel, état des « esprits angéliques », et, au stade ultime de son ascension, le degré divin. Le rêve joue ici un rôle essentiel en tant que frontière et transition possible entre réalité empirique et réalité métaphysique, pouvant ainsi nous donner à voir et à entendre les êtres de l’au-delà, qui passeraient la frontière en venant du supra-sensible au sensible que sont les images oniriques.

Le rêve – voire la rêverie à laquelle s’adonnent les artistes – peut donc être la nourriture dont se repaît le « visionnaire » illusionné par ce qu’il voit en rêve et par son jugement de réalité à ce propos, mais sa structure peut aussi être transposée par analogie à la métaphysique dogmatique, cette pseudo-science. D’où la reprise du terme de « rêve » dans le titre de l’opuscule kantien de 1766 : Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques. Ce sont bien, en effet, les rêves de la métaphysique qui expliquent les rêves des mystiques de la sensation hallucinée, parce que c’est un même besoin métaphysique, celui de la raison pure, qui offre la structure la plus claire du passage de la fiction à l’illusion. L’homme est un animal métaphysique et le besoin de poser la réalité de la connaissance métaphysique peut se satisfaire de deux façons : soit mystiquement (chez les visionnaires de l’imagination) soit rationnellement (chez les visionnaires de la raison pure), mais ce sont les visions (l’intuition intellectuelle) de la raison pure qui expliquent celles de la sensation mystique, celle-ci étant alors étendue à l’infini pour satisfaire le besoin métaphysique. Il y aurait donc deux manières de satisfaire sans limites le besoin métaphysique : la vision hallucinée extatiquement (mystique) et le délire argumenté rationnellement (dogmatique), les deux pouvant être associés, comme chez Swedenborg. Mais l’analogie fondamentale qui les rapproche est, selon Kant, celle du « rêve » (Traum), car l’un et l’autre, comme dans un rêve, croient à la réalité des fictions élaborées soit par leur imagination soit par leur raison : « aux rêveurs de la raison, écrit Kant, s’apparentent quelque peu les rêveurs de la sensation, parmi lesquels il est courant de compter ceux qui parfois ont affaire aux esprits ». Si, selon une analogie entre l’hallucination pathologique et la vision mystique elle-même, Swedenborg est à la fois un halluciné pathologique et un délirant verbal croyant à l’objet de ses propres fictions, la famille d’esprits à laquelle appartiennent Kant et Balzac se sent à la fois profondément attirée et repoussée par l’évocation du monde idéal et la prétention à le voir comme une réalité, Kant faisant bien la distinction entre la fiction et l’illusion selon la liberté du jugement critique, Balzac, lui, tentant de ne pas succomber à la tentation de l’infini qui le taraude chez ses personnages, en tant que visionnaire au sens secondaire (et non pas primaire), par la médiation de la fiction romanesque.

Balzac a aussi théorisé, à sa façon, les manières de comprendre les rapports de Dieu et du monde naturel en comparant trois théories métaphysiques à ce propos : le créationnisme, le panthéisme et l’émanatisme, en se demandant lequel convient le mieux à un idéal de beauté, de sublimité et de moralité. Dans le créationnisme, Dieu demeure éternellement séparé des hommes, qui ont pourtant naturellement besoin d’une proximité avec le divin ; le panthéisme, lui, ne laisse aucun rôle à la « loi morale » en vertu de laquelle la matière doit être spiritualisée par l’esprit fini au cours de son histoire, tant naturelle qu’humaine. Balzac leur préfère donc l’émanatisme, qui procède de l’infini transcendant à la finitude mondaine, de Dieu vers le monde sensible, comme cela est particulièrement manifeste dans Séraphîta, où il n’y a qu’une différence de degré, et non pas de nature, entre le divin et l’humain, les effets terrestres étant liés à leurs causes célestes faisant que tout y est correspondant et signifiant. De sorte que le principe spirituel va dominer ensuite la réalité matérielle par degrés ascendants d’oppositions progressives, à la manière d’un moi devant donner sa forme et son sens à un non-moi, l’homme ayant le devoir de remonter vers le divin (comme s’en fait l’écho Bachelard lui-même par sa catégorie de « l’engramme »), en surmontant ses tensions internes par l’exercice de la volonté, qui doit faire de la chair le verbe, mais en veillant bien à ne pas verser dans le dogmatisme métaphysique.

Il y a donc selon le romancier une profonde correspondance analogique entre le triple rapport de Dieu au monde, celui du mystique à Dieu et celui de l’auteur à son œuvre. Dans ces deux derniers cas, il est tentant de penser, en un contexte qui valorise esthétiquement et moralement la volonté humaine, que l’homme ferait retour au Créateur soit par l’intuition mystique en toute pureté morale soit par l’imagination artistique d’une belle œuvre : telle est l’interprétation que l’on donnera alors de cette affirmation de Swedenborg : « l’homme est le trait d’union entre le Naturel et le Spirituel » (cité par Balzac, dans Séraphîta).

II – Vous en venez ainsi au second moment de votre propos : la comparaison des points de vue esthétiques du romancier (Balzac) et du philosophe (Kant en l’occurrence) relativement aux fictions et aux illusions qu’elles peuvent engendrer si notre jugement n’y prend pas garde.

Un grand danger menace, en effet, l’ascension métaphysique ou mystique vers le divin, celui de faire coïncider ultimement le verbe humain (son discours visionnaire ou rationnel) et le Verbe divin du Créateur, ce qui guette les âmes mystiques mais aussi les « créateurs » humains (romanciers, peintres, poètes, etc.), tel Balzac, romancier enthousiaste mais aussi très au fait de la tentation de partager lui-même la folie mystique de ses propres personnages (comme Louis Lambert mais aussi Frenhofer). La « solitude » du génie créateur (artiste ou penseur) est une caractéristique que les auteurs de l’Antiquité avaient déjà associée à la « mélancolie », sans que cet état ne dégénère fatalement en folie, sauf chez certains d’entre eux : « Pourquoi, demande Aristote, tous les hommes qui furent exceptionnels en philosophie, en politique, en poésie ou dans les arts étaient-ils manifestement mélancoliques, et quelques-uns au point d’être pris par des accès causés par la bile noire ? » (Problème XXX, 1). Mais la divine folie positive car féconde des Anciens (comme chez Platon, exemplairement) se renverse, tragiquement, en mélancolie délirante chez les Modernes, devenant alors maladie mentale stérile (comme chez Lambert, mais aussi Frenhofer, personnage schizophrène). Il faut alors souligner (avec Albert Béguin, dites-vous) que Balzac, même dans ses romans mystiques, recule devant cette fatale issue et revient à l’intérieur des limites que la finitude de sa connaissance impose au sujet lucide, comme le signifie la mélancolie paradoxale de Séraphîta/Séraphïtüs au moment de quitter ses deux jeunes amoureux, Wilfrid et Minna, et de gagner le Ciel. L’ange n’a aucune raison d’être mélancolique pour lui-même, puisqu’il va entrer dans la joie céleste. Il sympathise toutefois avec la mélancolie douloureusement éprouvée par les deux jeunes gens retombant dans les limites qui les isolent en leur humanité. Pourtant cette retombée dans une réalité trop humaine n’est que provisoire et les dernières pages de l’œuvre exposent leur décision de prendre eux aussi le chemin angélique du Ciel : « nous irons ensemble au Ciel », dit Minna à Wilfrid (Chapitre Septième, L’Assomption). Mais, demandez-vous, cette reprise de l’élan mystique ne concerne-t-elle que les personnages de sa fiction ou bien Balzac partage-t-il lui-même cette foi ?

Il nous faut donc ultimement, indiquez-vous, revenir sur le passage discipliné et disciplinaire des illusions métaphysiques aux fictions esthétiques.

Dès son essai de 1766, Kant avait établi l’analogie suivante entre les illusions métaphysiques du raisonneur dogmatique et les fictions artistiques du romancier : « différents hommes pleins de mérite ont saisi simplement par la voie de la raison jusqu’à des mystères de la religion, pareils aux romanciers qui font fuir en de lointains pays l’héroïne de leur histoire…». Swedenborg et Séraphîta nous conduisent, par l’entremise de l’imagination balzacienne, en ces « lointains pays » selon une prétendue connaissance intellectuelle de l’absolu, alors que la métaphysique est, chez Kant, une science des limites de la raison humaine » (Id.) et que le romancier Balzac, qui en a senti le danger, s’efforce de ne pas y succomber, témoignant ainsi de l’esprit moderne ouvert par le criticisme. Toutefois, insistez-vous, il ne faut pas omettre que Kant élaborera une théorie des Idées esthétiques où les symboles de l’art nous donnent à « penser » (denken) – sinon à « connaître » (kennen) ! – par analogie les Idées de la raison sans que nous succombions aux illusions d’une connaissance de « visionnaire », cet analogisme s’étant affirmé au cours du dix-neuvième siècle comme l’essence de l’art symboliste. Mais s’il y a bien des points communs entre « la sublimation » esthétique selon Balzac qui transpose, en la sublimant dans une fiction romanesque, sa propre tendance mystique, et le plaisir esthétique pris au beau et au sublime selon Kant, il y a chez ce dernier une libération de l’esprit, par la médiation de l’Idée esthétique, à l’égard du désir physio-psychologique, la « beauté libre » nous libérant de la « beauté adhérente ». Le véritable ancêtre de Freud est donc ici, à ce propos, bien plutôt Balzac – chez qui la motivation pulsionnelle ou passionnelle demeure – que Kant, tenez-vous finalement.

Peut-on dire alors, demandez-vous en conclusion de votre propos, que Balzac tombe sous le coup des critiques formulées par Kant dans son essai sur les « rêves d’un visionnaire » ? Nullement, posez-vous fermement, car si Balzac a bien été tenté, en tant qu’homme, par l’affirmation de la réalité de ses fictions romanesques, ainsi que par les discours d’un Swedenborg s’obstinant à les « rationaliser », il a su, en tant que romancier, figurer l’échec tragique de qui voudrait les suivre comme l’ont fait ses personnages. De son côté, Kant analysa critiquement les illusions visionnaires en montrant qu’elles sont bâties sur la même « apparence » (Schein) de l’Idée absolue que les métaphysiciens, après s’être illusionnés sur leur valeur de réalité, prétendent démontrer, alors que Balzac exposa son renoncement, non dans l’écriture d’un essai de philosophie, mais dans celle de ses romans philosophiques et mystiques, dont Séraphîta est l’apogée. Il y a là une convergence de points de vue qu’il convenait d’établir, insistez-vous, convergence d’autant plus remarquable que Kant, longtemps après son opuscule de 1766, a développé, dans la troisième et dernière Critique, relative à la faculté de juger (1790), une thèse maîtresse de son analyse des Idées de la raison, celle d’une « sensibilisation » indirecte de ces Idées à laquelle donnent lieu les images symboliques élaborées par les œuvres d’art, images d’intrigues, de personnages, de poèmes, de peintures ou d’œuvres musicales qui, si elles ne nous donnent rien à « connaître » (kennen), nous donnent beaucoup à « penser » (denken), tant sur le plan de nos limites intellectuelles que sur celui de nos obligations morales. Kant nous permet ainsi de nouer un lien encore plus étroit entre lui et Balzac, puisque les Idées des visionnaires (qui sont toujours lucidement désavoués par le romancier) voient à présent leur « présentation » (Darstellung) indirecte produite par l’imaginaire poétique et romanesque au sein duquel l’artiste en fait des motifs de jouissance, en même temps que d’une réflexion critique sur les limites de la finitude humaine proposée à ses lecteurs.

Joël Gaubert