Synthèse – Relation éducative et critique des idéologies

Conférence du 6 décembre 2023

Merci Marc Chatellier pour votre propos instructif et donc stimulant.

Vous évoquez, en préambule, les lieux d’où vous parlez : en tant qu’instituteur praticien, auprès d’élèves en difficulté notamment, et en tant que philosophe auteur d’une thèse sur Axel Honneth (qui applique le thème de la reconnaissance à l’école), et en vous référant tout particulièrement à Emmanuel Kant et à Karl Marx.

Qu’est-ce que la relation éducative, vous demandez-vous en référence au champ des sciences de l’éducation (fondées à l’Université de Nantes en 1967), territoire interdisciplinaire problématisant l’articulation des champs disciplinaires à l’action éducative, qui s’est dégradée, regrettez-vous, d’un questionnement sur l’être à un questionnement sur l’avoir en passant des Hussards noirs de la République aux experts es-sciences de l’éducation refusant toute problématisation philosophique de l’inscription des demandes du marché dans les programmes scolaires et, finalement, de l’adaptation de l’école à l’état de fait de la société, et, dans la formation des maîtres, de la primauté accordée à la recherche de protocoles sur toute réflexion critique. Cela a abouti à la conscience du manque de sens, chez les professeurs eux-mêmes, de la pratique éducative, qui perd alors toute finalité d’émancipation et même de progrès, au profit du seul faux problème du manque de moyens, alors que la question des contenus et des méthodes n’est plus reprise par la pensée éducative qu’en un style instrumental, ce que vous vous proposez de soumettre à l’examen en référence au concept d’idéologie.

L’idéologie est un ensemble préétabli de représentations qui constitue une perspective de perception du réel qui fausse ce dernier en tant que conscience déformée d’une époque qui fait se mélanger les trois ordres des faits, des valeurs et des normes, méconnaissant ou mécomprenant ainsi les travaux de Michel Fabre, à propos de John Dewey notamment, mais aussi la pensée de Karl Popper dans sa fameuse distinction des sociétés fermées et des sociétés ouvertes.

Vous vous proposez alors d’examiner trois conjonctures critiques de l’idéologie de l’éducation. La logique du cadre politique, d’abord, selon laquelle la raison ou la rationalité institutionnelle elle-même dénature en fait le projet déclaré d’émancipation, selon un processus a-démocratique, l’institution constituant à la fois un moyen et un obstacle, insistez-vous en référence au concept althusserien d’ « Appareil Idéologique d’État », selon lequel l’idéologie a notamment besoin de la conscience illusoire que le sujet se fait de lui-même du fait notamment que les idéologies sont aussi le lieu de combats entre les différentes collectivités (ou classes sociales, si l’on veut) qui les nourrissent. Cela rejoint la notion d’« habitus » chez Pierre Bourdieu, qui oblige à faire de nécessité vertu, ainsi que le concept de « micro-pouvoir » de Michel Foucault, décrivant le processus de constitution de la fausse conscience que l’on peut aussi retrouver chez René Girard, ce qui finalement consonne avec la notion de « servitude volontaire » de La Boétie.

Puis vous en venez à la logique des finalités sociales, en référence à la République de Platon, dont le discours justifie en droit les inégalités de fait, ce que Jacques Rancière met bien en évidence dans son analyse de l’idéologie du « don naturel » (Le Maître ignorant, 2004), qui établit l’illusion et le mensonge de l’idéologie méritocratique, tendue entre la logique de l’émancipation et une logique de l’asservissement, voire de l’auto-asservissement, ce qui condamne l’idéologie pédagogique à être tendue entre des réalités contradictoires.

Vous en venez alors à la logique de la visée anthropologique, la pensée anthropologique moderne faisant référence au processus d’émancipation de l’élève-homme chez tous alors même que la nature humaine présente des obstacles à l’émancipation, ce qui confronte le système éducatif, comme social, à des contradictions insurmontables et produit, finalement, des élèves assignés à leurs insuffisances, l’institution elle-même alimentant et donc justifiant des situations d’asservissement. C’est ce que révèle l’École de Francfort dans La dialectique de la raison (Théodore Adorno et Max Horkheimer, 1944) et Éclipse de la raison (Horkheimer, 1947), qui mettent en évidence l’emprise fétichiste (idéologique) de la rationalité instrumentale qui étend sa domination sur toutes les dimensions du réel, naturel et culturel (en réifiant les rapports sociaux notamment).

Que faire alors, vous demandez-vous en conclusion avec Adorno, dans ce contexte idéologique de tension entre la visée anthropologique émancipatrice et la réalité réifiée de l’aliénation ? Ce qui pourrait être fait, c’est reconstituer la logique épistémologique (a minima dans les sciences sociales), exiger la majorité intellectuelle pour tous et éviter ou sortir, enfin, de la logique perverse de l’Appareil Idéologique d’État, de l’habitus et de la servitude volontaire, pour repenser une relation éducative libérée de toute idéologie aliénante en mettant l’accent sur une philosophie de la praxis qui échapperait à tout idéalisme en reprenant l’inspiration marxienne de la transformation du monde, ce qui exige un examen critique de toutes les pensées philosophiques classiques de l’éducation.

Joël Gaubert