Synthèse Michel-Elie Martin 2023

Michel-Elie MARTIN : Sciences de la nature et nature du réel scientifique

conférence du 5 mai 2023

Merci, Michel-Elie Martin, pour votre propos à la fois savant, très savant, et pédagogique, très pédagogique.

D’emblée, vous déterminez le réel scientifique comme le produit de la quête de l’objectivité, de l’intelligibilité, de l’absolu par la pensée scientifique, dont essentiellement la physique et la chimie, en annonçant le mouvement d’ensemble de votre propos, qui procède d’une « Définition positive du réel scientifique » (à partir du substantialisme aristotélicien et de son passage au formalisme – ou fonctionnalisme – de la science galiléo-cartésienne) à une « Définition négative du réel scientifique », la mathématisation du réel scientifique étant postérieurement mésinterprétée, notamment par le positivisme logique (ce que vous vous proposez de mettre en évidence en référence à Gaston Bachelard), pour en venir, en un dernier moment, aux « Limites du réel scientifique » en le confrontant à la démarche métaphysique.

Vous commencez donc par la présentation du référentiel substantialiste aristotélicien qui réfère les éléments du réel phénoménal à une essence, mise en forme par le jugement attribuant un prédicat à une substance, et auquel va succéder le référentiel galiléo-cartésien selon la célèbre formule de Galilée : « La nature est écrite en langage mathématique » et qui met en rapport les corps et leurs mouvements de façon fonctionnelle ou relationnelle et non plus substantielle et élémentaire, ce qui ouvre ainsi le réel au calcul. Cette mathématisation identifie le réel scientifique au réel mathématique selon des rapports algébriques nécessaires et universels, des lois, donc, vérifiées par l’expérimentation phénoménale en référence à un invariant recouvrant une constante de proportionnalité ou une invariance d’un rapport et qui sont donc considérés comme étant effectivement réels puisqu’ils sont « réalisés » (au sens proprement ontologique) dans une expérience. Cette forme mécanicienne sera complétée et compliquée par Descartes et Newton, et plus tard par Einstein. Pourtant, insistez-vous, ce réel scientifique demeure historiquement relatif. Ainsi l’invariance des durées et des longueurs de la mécanique classique disparaît dans le cadre de la mécanique relativiste au profit d’un nouvel invariant : l’intervalle minkowskien, cette relativisation circonscrivant son objectivité scientifique, toujours progressivement rectifiable, selon une inclusion « dialectique » (en référence à Bachelard), de la mécanique newtonienne dans la mécanique einsteinienne notamment. Vous concluez cette première partie de votre propos en insistant fermement sur la thèse que le réel scientifique est le produit d’une objectivation, d’une construction de la pensée universelle des savants, qui transcende les points de vue particuliers des sujets empiriques, et qu’il se compose à la fois d’une abstraction mathématique et d’une réalisation « phénoméno-technique », comme le dit Bachelard. Ce « noumène » mathématique n’est plus ici la « chose en soi » kantienne inaccessible à la connaissance mais une configuration abstraite de la pensée qui déborde la réalité naturelle phénoménale en lui permettant de s’augmenter de ce que la nature n’a pas encore elle-même réalisé en l’accouchant progressivement de ses potentialités non encore advenues, ces invariances mathématiques se réalisant ainsi objectivement selon une ontogénie effectivement réelle donc.

Mais, insistez-vous en un second moment, consacré à une « Définition négative du réel scientifique », ce mathématisme scientifique a été manqué par deux formes de cécité : celle du positivisme d’Auguste Comte, qui méconnaît la possibilité et surtout la légitimité de l’application des mathématiques à la détermination de la réalité de la nature au-delà des phénomènes directement observables ; et celle du positivisme logique du Cercle de Vienne, qui dévalue les énoncés linguistiques de la métaphysique et de l’éthique comme étant dénués de sens car ne renvoyant pas à des réalités phénoménales vérifiables, mais aussi les énoncés scientifiques au motif qu’ils ne pourraient renvoyer à un invariant tel qu’un noumène mathématique intelligible qui serait pourtant expérimentalement vérifiable ; ce noumène abstrait demeurant donc, lui aussi, insaisissable et donc inacceptable par le positivisme logique, du fait de la prégnance du modèle substantialiste et de sa forme prédicative, comme chez Auguste Comte précédemment. Cela vous fait évoquer encore une troisième forme de cécité au mathématisme scientifique : le « réalisme substantialiste » d’Emile Meyerson, selon qui un irrationnel s’opposera ou résistera toujours à la détermination rationnelle et progressive du réel, car la science selon Meyerson exige un réalisme scientifique se référant à un invariant matériel auto-suffisant, ce que précisément exclut le mathématisme scientifique, dont les invariants sont eux-mêmes relatifs à des relations ou fonctions et non à des éléments ou substrats substantiels, comme par exemple dans la chimie devenue mathématique, qui porte sur des « ex-stances » et non plus sur des substances, comme y insiste Bachelard. La pensée d’Einstein elle-même, ajoutez-vous, lorsqu’elle porte sur la mécanique quantique, témoigne de la prégnance de l’obstacle épistémologique que constitue le réalisme substantialiste en manquant le statut de l’invariant abstrait du mathématisme scientifique auquel s’est maintenue l’école dite de Copenhague.

En un troisième et dernier temps conclusif : « Limites du réel scientifique et métaphysique », vous proposez de situer ce mathématisme scientifique par rapport à l’ensemble de l’Être et aux différentes régions des étants, et donc au propos et au style de la pensée métaphysique. La conception kantienne de la chose en soi limite radicalement et donc illégitimement l’objectivité même de la science (au contraire du projet de connaissance de Bachelard notamment), mais si tous les domaines de la réalité sont accessibles au mathématisme, ce n’est pas de façon radicale ni exhaustive, sauf à sombrer dans un scientisme naïf, qui s’ignore lui-même comme tel en succombant à une contradiction performative. Le réel n’est donc pas réductible au mathématisme scientifique, mais tous les domaines de la réalité peuvent, et même doivent, en faire l’objet, même dans le champ des sciences humaines, ce qui mène à réduire le mathématisme dans son extension mais pas dans son intention. Le métaphysicien qui pense systématiquement l’unité de la nature et, au-delà, la totalité de l’Être lui-même, en distinguant et articulant les différents domaines d’étants, doit donc intégrer les résultats et même les démarches des sciences mais sans céder à la prétention à l’objectivité exclusive du mathématisme scientifique, comme Georges Simondon y appelle et le pratique. Ce dont on trouve le modèle prototypique chez Hegel, mais à condition qu’il s’instruise réellement des sciences de la nature comme de la culture et qu’il procède selon une dialectique qui ne soit plus spéculative et donc potentiellement close, mais réflexive et donc toujours ouverte, comme la met exemplairement en œuvre aujourd’hui la pensée d’André Stanguennec.

Joël Gaubert