Synthèse de « Opinion, idéologie et science »

Michel-Elie MARTIN, 14 février 2024

Merci, Michel-Elie Martin, de votre propos toujours à la fois très instruit et très pédagogique.

Vous commencez, d’entrée, à problématiser votre exposé en vous questionnant sur les rapports, dans la science, entre la connaissance sensible immédiate et la connaissance théorique discursive ; puis sur le rôle de la philosophie dans la constitution et l’histoire des sciences, qui pourrait bien relever de celui d’idéologies (négatives ou positives) dont la nature et les rapports avec la science ont suscité des controverses entre diverses opinions chez les scientifiques eux-mêmes, ce que l’on avait cru étranger à la dynamique des sciences ; et, enfin, sur le danger que cela pourrait faire peser sur les sciences elles-mêmes, selon une certaine sociologie des sciences. La distinction et l’articulation de ces trois moments annoncent ainsi le mouvement d’ensemble de votre propos.

Si l’on a pu soutenir la thèse de la continuité entre la connaissance commune et la connaissance scientifique, comme dans l’« empirisme logique » et chez Émile Meyerson, il a été établi par Willard Van Orman Quine et Karl Popper, notamment, que l’usage de la langue naturelle préstructure toujours déjà le donné sensible, et par Gilles Gaston Granger et Gaston Bachelard que la raison elle-même n’est pas identique à soi dans l’histoire, mais relève de la succession de « référentiels intellectuels » (aristotélicien, galiléen, cartésien, newtonien…) constituant autant de matrices a priori, ce qui invalide la thèse de la continuité entre connaissance empirique et connaissance théorique. Cela exige donc une véritable « rupture » de la démarche scientifique d’avec l’« obstacle épistémologique » qu’est la perception du donné sensible, rupture qui est constitutive de l’institution du véritable « sujet épistémique », comme le théorise fortement Gaston Bachelard (notamment dans La formation de l’esprit scientifique, 1934), l’établissement d’une science (comme chez Antoine Lavoisier pour la science chimique), témoignant, en outre, de la nécessité d’une technique instrumentale qui construit, à proprement parler, son propre objet de connaissance. L’abstrait rationnel (le noumène) se fait ainsi concret dans et par une véritable phénoménotechnique.

En un deuxième moment, vous vous demandez si des philosophies ne pourraient pas, elles-mêmes, jouer un rôle idéologique (comme dans l’« empirisme logique » ou l’ « empirisme sensualiste », qui conservent la thèse de la continuité entre la connaissance sensible et la connaissance théorique), au sens où elles maintiennent l’esprit préscientifique dans l’illusion d’un savoir de la nature, c’est-à-dire non seulement dans l’erreur, mais dans une erreur qui s’ignore elle-même et qui, sans cesse, a tendance à se réitérer. Cela renforce la nécessité, insistez-vous en référence à Bachelard, d’une pédagogie émancipatrice des sciences qui éveille, positivement cette fois, l’esprit à son statut de « sujet rationaliste », à ses propres capacités rationnelles nécessaires et universelles. Mais vous distinguez deux sortes d’idéologies philosophiques : celles qui peuvent jouer un rôle positif et fécond sur le plan de la méthodologie des sciences de la nature, alors que, d’autre part, des connaissances scientifiques peuvent être extrapolées hors de leur domaine et donner lieu à des idéologies pseudoscientifiques que le développement des sciences pourra réduire à néant. Georges Canguilhem y appelle l’attention en distinguant « les idéologies de scientifiques » et « les idéologies scientifiques », que vous proposez d’appeler (pour moins d’ambiguïté) « idéologies pseudo-scientifiques ». Les premières constituent des « philosophismes » (Bachelard, Le rationalisme appliqué, 1949), qui ont une dimension à la fois méthodologique (en thématisant et problématisant les rapports liant dialectiquement l’abstrait mathématique et le concret expérimental, selon des couples conceptuels comme : formalisme/positivisme ; conventionnalisme/empirisme ; idéalisme/réalisme) et pédagogique (de dépassement du « psychologisme » dans lequel est enfermé le sujet pour le faire accéder au « normativisme » de l’esprit scientifique). Ces « philosophismes » ne sont donc pas, à proprement parler, des illusions mais plutôt des vecteurs épistémologiques, des pôles orientant la méthodologie dialectique entre raison et expérience.

En revanche, les « idéologies pseudo-scientifiques » sont mal fondées dans leur prétention, a posteriori cette fois, à partir d’une science établie (comme chez Herbert Spencer, qui généralise l’évolutionnisme de la biologie à la physique, et même jusqu’à la psychologie et la sociologie), à valoir pour la totalité de l’être (en une volonté « hyperbolique », dit Canguilhem), ce qui contrevient à l’usage scientifique de la raison qui porte, dans chaque science, sur une partie spécifique de l’être (du réel) et s’exerce, donc, de façon régionale et révisable, ce qui s’oppose à son usage total (cosmologique) et dogmatique, qui en fait une idéologie (le devenir idéologique d’une science qui sera elle-même dépassée scientifiquement dans son propre domaine). Ce que Canguilhem établit (dans Idéologie et rationalité : « Qu’est-ce qu’une idéologie scientifique ? », 1977) pour ce qui est des sciences humaines, qui ne peuvent se constituer comme telles qu’en rompant avec leurs préjugés « évolutionnistes » pour établir leurs propres principes épistémiques. Si l’on ignore ces obstacles idéologiques pseudo-scientifiques, insiste Canguilhem, on risque de produire une histoire des sciences qui ne serait « rien de plus qu’une idéologie, au sens cette fois, de fausse conscience imaginaire de son objet ».

Mais, en un troisième et dernier temps, vous insistez sur le fait que la critique des obstacles épistémologiques « empiriques » (I.) et « épistémiques » (II.) n’évite pas le risque d’une histoire des sciences versant dans l’idéologie en prenant l’autonomie relative des institutions scientifiques pour une autonomie absolue, comme le critique l’approche sociologisante des sciences pour qui les facteurs sociaux internes et externes à la communauté scientifique sont déterminants dans la dynamique des sciences. C’est ce que pense établir Yves Gingras (dans Sociologie des sciences, 2017), dont vous présentez le propos dans sa propre exposition : 1 – La recherche scientifique de la vérité peut être soumise à la recherche technique de l’efficacité, la convergence entre les « techno-sciences » (Gilbert Hottois et Bruno Latour) étant actuellement encouragée par la politique (américaine notamment) au motif qu’elle pourrait augmenter les performances de l’homme ; 2 – Les « institutions scientifiques » ont été, à partir du milieu du XIXe siècle, largement encouragées par les nécessités économiques du développement industriel et par la stratégie d’expansion de puissance économique et militaire des États, raisons pour lesquelles les institutions scientifiques ont connu une extension géographique mondiale ; et 3 – Pour ce qui est du « système social » de la science, ce sont les normes et pratiques culturelles (religieuses, économiques et politiques) qui fondent l’autonomie des institutions scientifiques et de la dynamique des créations et de l’accumulation des connaissances. Et, plus précisément, ce sont les valeurs éthiques, les normes éthiques implicites, qui assurent fonctionnellement, comme éthos de la science, la production des connaissances objectives (Robert King Merton, selon quatre principes : universalisme, communalisme, désintéressement et scepticisme méthodique). On voit donc que cette sociologie des sciences (inspirée par Merton) ne porte pas atteinte, par elle-même, à la validité des contenus mêmes de la connaissance scientifique, ceux-ci n’étant pas considérés (en eux-mêmes) comme relatifs aux facteurs sociaux et culturels externes et internes aux institutions scientifiques. Mais, dans les années 1970, le courant de la sociologie de la connaissance — qui trouve ses racines historiques dans le matérialisme historique de Marx et la sociologie de Durkheim — s’est divisé en deux programmes de sociologie de la connaissance qui bousculaient la conception sociologique de Merton en relativisant les contenus mêmes des sciences dans leur prétention à la vérité, à la validité objective. Selon le premier programme (de David Bloor et Barry Barnes), si les types de causes invoqués sont exclusivement socioculturels, alors les croyances vraies des scientifiques ne sont pas garanties par la contrainte objective de la rationalité théorique et expérimentale, et leur vérité se dissout dans les jeux conflictuels de forces sociales dont l’une triomphe sur les autres, ce qui peut finir par ruiner la science. Ce que radicalise le (second) Programme Empirique du Relativisme (Empirical Programm of Relativism, de Harry Collins et Steeve Woolgar), qui n’hésite pas à soutenir la thèse que les contenus de connaissance scientifiques n’ont pas de portée au-delà du discours : « les faits et les objets du monde sont inévitablement des constructions textuelles ». Ce qui correspond à une réduction des contenus de la connaissance scientifique aux résultats d’un consensus issu d’une controverse de l’ordre d’une argumentation dans laquelle prévaut la rhétorique (Alan G. Gross, The Rhetoric of Science, 1996), c’est-à-dire : la forme du discours vaut bien plus que le contenu même du discours, avec ses moyens rationnels et expérimentaux, pour en garantir la validité objective.

Portée à son extrémité, la tendance sociologisante de l’histoire des sciences et de la connaissance scientifique réduit donc cette dernière au statut d’une idéologie, puisque la prétention de la science d’être un discours dont la portée est objective, c’est-à-dire transcendante à son discours, ne saurait être qu’imaginaire. Mais de multiples oppositions à cette thèse extrême se sont élevées, notamment celle de la théorie de « l’acteur-réseau » (de Michel Callon, Bruno Latour, et Madeleine Akrich en France, ou encore John Law au Royaume-Uni), qui a rejeté la thèse d’une totale relativité (dépendance) des contenus de la connaissance scientifique à l’égard des facteurs socioculturels et aux jeux de pouvoir entre les scientifiques. Mais, malgré cette stratégie des tenants de la théorie de « l’acteur-réseau », il n’est pas certain que le « réseau des actants » (humains et non-humains tels que les instruments techniques, le laboratoire, les financements, les enregistreurs de données, les articles de diffusion) soit tout à fait indemne lui-même d’une relativisation des contenus de la connaissance scientifique.

C’est pourquoi vous tenez fermement, en conclusion de votre propos, que si l’on veut au contraire reconnaître un statut d’autonomie aux contenus des sciences, ainsi qu’une portée ontologique à ces contenus, il faut insister sur la primauté épistémologique de la science en acte, qui fonde le consensus des scientifiques à l’issue des controverses d’experts, comme l’épistémologie historique de Bachelard peut nous y aider (en rendant compte de ce moment épistémique autonome). En effet, tout en reconnaissant la valeur de l’activité culturelle de la « cité scientifique » constitutive d’un « cogitamus », d’une « union des travailleurs de la preuve », Bachelard accorde la primauté à la science en acte dans sa conquête d’objectivité, qui relève d’une dialectique entre le « rationalisme appliqué » et le « matérialisme technique », entre les formes rationnelles fortement mathématisées (les noumènes) et les montages expérimentaux et techniques pénétrés de théorie (phénoménotechnique), conjoignant ainsi l’intersubjectivité sociale de la « cité scientifique » avec les garanties épistémologiques de la vérité objective. Loin donc que les contenus de la connaissance scientifique soient fondés sur l’accord intersubjectif des scientifiques et que l’objectivité soit relative à cet accord ­– fût-ce par l’échange d’arguments plus ou moins rationnels –, c’est la vérité objective qui fonde cet accord en fournissant des arguments à la communauté « corationaliste » des scientifiques. Le moment épistémique propre aux sciences (de la nature surtout) est donc autonome par rapport à des déterminants socioculturels externes et internes à la communauté scientifique ; ce qu’il faut donc reconnaître sauf à déclasser la connaissance scientifique dans le genre de l’opinion (la doxa), c’est-à-dire dans le genre des discours argumentés sans fondement rationnel décisif contraignant l’accord intersubjectif.

Joël Gaubert