Merci, André Stanguennec, de votre propos toujours aussi savant et réfléchissant à la fois.
Vous annoncez d’emblée, en une introduction prospective qui l’explicite, votre triple référence à Kant, Novalis et Mallarmé.
Vous commencez, donc, par la référence kantienne, qui insiste sur la nécessité pour l’homme d’imaginer symboliquement les objets absolus transcendants dont il ne peut prouver théoriquement l’existence ni même l’essence (comme Dieu, par excellence, mais aussi l’âme humaine), selon, certes, un certain anthropomorphisme, mais critiquement autorisé ici, ou encore selon une postulation analogique ou symbolique (une théologie pratique ou morale, par exemple). Mais cela est aussi possible et nécessaire chez l’homme (selon Kant ; 1722-1802) dans le domaine esthétique, où l’esprit humain procède, cette fois, des images sensibles aux idées intelligibles, aux “ Idées esthétiques ” dit Kant, qui “donnent à penser” en symbolisant analogiquement, elles aussi, les objets absolus ou les Idées transcendantes de la raison (l’immanent – l’homme fini ici – ayant besoin mais aussi capacité de se représenter et de vouloir tendre vers le transcendant infini). L’artiste génial donne ainsi symboliquement accès (comme chez Dante ou Albrecht von Haller, cités par Kant) à ce dont le philosophe spéculatif ne peut démontrer l’existence ou, simplement, qu’il ne peut connaître et faire connaître.
Puis vous en venez à Novalis (1772-1801), figure majeure du Romantisme de Iéna, esprit multidimensionnel insistez-vous, en annonçant trois points ou moments de sa pensée. Novalis accepte, tout d’abord, la limitation critique de la pensée par Kant, en refusant notamment la référence fichtéenne au Moi absolu, pour se tourner vers Schelling (dont sa Philosophie de l’art) afin de penser l’unité de l’homme (du sujet) et de la nature (de l’objet), selon la bipolarité de l’intellect pur et de l’âme. Cette référence à l’âme réunit l’homme à la nature, à travers l’imagination créatrice des rêves par exemple, ou encore dans la maladie, c’est-à-dire à travers des images symboliques provenant de la nature ou même de Dieu (selon, sans doute, une identification panthéiste). Ainsi, l’artiste romantique pénètre-t-il de façon directe et intuitive le sens de la nature, ce qui le rend supérieur au philosophe lui-même. C’est donc une intuition mystique qui fonde, chez Novalis, le dire poétique, en référence à Goethe et à Schelling, et selon deux types de symbole : l’allégorie (qui consiste à faire dire à la chose quelque chose d’autre) et la tautégorie (qui dit la même chose que la chose), cette dernière synthétisant, elle, le signifiant et le signifié, et même le référent peut-on dire, puisque le symbole contient et restitue alors la présence même de “ l’objet ” ou de l’Être, plutôt, jusqu’à une auto-révélation de l’absolu dans le nom ou le dire du poète génial, qui “ reprend ” ou “ relève ” ainsi la pensée mythico-magico-religieuse. Mais, insistez-vous, Novalis pense que le symbole n’est pas purement tautégorique mais aussi allégorique, l’intelligence du poète intervenant dans la mise en forme active de ce qui est d’abord intuitivement reçu, l’idéalisme magico-mystique de Novalis se distinguant ainsi de l’idéalisme absolu de Schelling et de l’idéalisme critique de Kant, l’élaboration des symboles poétiques ne faisant pas chez lui l’économie de l’intelligence quasi scientifique, voire médicale (en référence à Paracelse notamment) : tout symbole est une image formée ou re-formée par le poète, qui est comme le médecin de la nature, en un symposium de toutes les facultés humaines et puissances naturelles et selon une indéfectible synthèse du sensible et de l’intelligible.
Vous en venez alors à Mallarmé (1842-1898), qui réunit, à sa façon et sans en avoir sans doute effectivement pris connaissance, les symboliques de Kant et de Novalis, en référence à une lutte des êtres contre toute contingence extérieure, comme dans le poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897), l’entropie (le désordre) triomphant toujours, finalement, de la neguentropie (l’ordre) ; ce qui serait le penchant novalisien de Mallarmé. Mais, d’un autre côté, Mallarmé qualifie son poème de « critique », à l’encontre du panthéisme mythico-magique et du théisme kantien, et en référence aux sciences biologiques et physiques de son époque (relativement à l’évolution des espèces et à l’entropie matérielle notamment), la divinité étant, chez lui, une puissance de production de formes dans laquelle l’homme lui-même projette ses dieux ou son Dieu, ce qui n’est qu’une simple analogie anthropomorphique, mais assumée comme telle ici, cette auto-fiction permettant à l’homme de s’auto-critiquer, ce qui fait que Mallarmé dépasse tout psychologisme de type romantique au profit de la considération de l’ordre et du désordre de la nature, qui s’auto-suffit. La jouissance émanant du poème provient alors du rêve ou de l’imagination créatrice des objets que le poète construit, ce qui est la seule création humaine possible dans l’entre-deux symbolique et irréductiblement tragique du poète et de la nature. Le dernier Mallarmé finit par conférer au théâtre une fonction sociale et politique, jusqu’à la refondation symbolique des sociétés républicaines, dont l’autonomie du peuple souverain est pré-inscrite dans la nature, à l’encontre de la conception positiviste dominant l’époque contemporaine, le poète devant éclairer le peuple en ce sens.
Vous concluez alors en évoquant trois sortes d’art : l’art réaliste, qui n’est que l’image de la réalité, sociale notamment ; l’art pour l’art, qui consiste en un libre jeu d’images ayant pour seul but le plaisir esthétique (dont, en termes kantiens, la “ beauté libre ” s’oppose à la “ beauté adhérente ” du réalisme) ; et l’art symbolique, qui commence par se détourner de la réalité prosaïque du monde mais pour mieux la signifier (la “ donner à penser ”) par la médiation d’images qui en symbolisent une référence contre-factuelle appelant à améliorer le monde, ce qui est à l’œuvre chez Kant, Novalis et Mallarmé, chacun à sa façon, Mallarmé en appelant, finalement, à une refondation pratique de la communauté des hommes (ce dont Breton se souviendra en reprenant ce programme du dernier Mallarmé, qu’il admirait, dans les deux Manifestes du surréalisme).
Joël Gaubert, le 26 janvier 2018