Synthèse : La mise en forme symbolique libère-t-elle les hommes ?

Synthèse de la conférence de Joël Gaubert, 8 octobre 2021.

Il est d’emblée annoncé qu’après la reconstruction du système théorique (et historique) des formes symboliques d’Ernst Cassirer, ce système sera ici confronté à la réalité politique contemporaine (totalitaire mais aussi démocratique et terroriste) ainsi qu’à la finitude ontologique de la condition humaine, pour juger, enfin, de la liberté dont leur condition symbolique rend les hommes capables, en nous demandant si leur histoire relève bien d’une destinée incluant la liberté ou d’un inexorable destin, voire d’un inextricable chaos à jamais désespérant.


I. Ernst Cassirer [1874-1945] conçoit le projet de fondation et l’effectuation de sa philosophie des formes symboliques (dans les années 1920) comme l’élargissement de la critique kantienne de la raison en une critique de la culture qui tâcherait de rendre compte des conditions de possibilité, des modalités et des finalités des phénomènes culturels constituant l’esprit objectif (collectif) comme reposant sur la caractéristique essentielle de l’esprit humain subjectif : la « fonction symbolique ». Celle-ci, selon sa structure téléologique (finalisée) d’ensemble et ses différentes intentions, motivations ou orientations particulières, constitue à la fois des mondes objectifs (des ensembles d’œuvres structurés) et des mondes subjectifs (des ensembles de représentations organisés) par le biais des signes qu’elle invente. C’est donc bien un « sujet transcendantal », élargi à toutes les facultés de l’esprit (le sentiment, la mémoire et l’imagination notamment, et non plus seulement l’entendement ou même la raison théorique) et à toutes leurs créations culturelles (dont le mythe, la religion, le langage), et non plus seulement la science, la morale et l’art (comme chez Kant), qui se trouve ainsi mis à l’origine et au fondement non seulement de la connaissance mais aussi de l’existence culturelles, selon une théorie élargie de l’objectivité et de la subjectivité, celle‑là reposant sur celle‑ci en une véritable fécondation linguistique de la « révolution copernicienne » effectuée par Kant, puisque la structure triadique du langage (signifiant, signifié, référent) se trouve alors élargie à toutes les facultés et créations de l’esprit humain : « Le langage se trouve au point focal de l’être spirituel sur lequel se rassemblent des rayons d’origines très diverses et d’où partent des lignes directrices vers toutes les régions de l’esprit. » (Cassirer, Le langage, 1923). Les formes symboliques culturelles objectives qu’engendre ainsi progressivement cette faculté subjective de ʺmise en forme » sont : le mythe, la religion, le langage, l’art, la technique, la science, la politique, le droit, la morale et la philosophie elle-même. Leur émergence et leur déploiement sont alors commandés par une loi structurelle (ou systématique), qui distingue et fixe leurs essences respectives, et une loi génétique (ou historique) selon laquelle leurs existences se succèdent en s’articulant dans le temps et rétro-agissant les unes sur les autres. Le néo‑kantisme de Cassirer se trouve ainsi affecté d’un coefficient de post‑hégélianisme par la référence inaugurale de La philosophie des formes symboliques (3 vol., 1923-29) à la Phénoménologie de l’esprit (Hegel, 1808), selon laquelle l’esprit humain s’arrache ainsi progressivement de la nature hors de lui et en lui pour advenir peu à peu à la liberté, dans son existence et la conscience qu’il en prend.

Dans son examen de l’autonomisation des formes supérieures de l’agir humain (politique, droit et morale) à l’égard de leurs origines mythico-religieuses, Cassirer établit (dans les quinze dernières années de son œuvre) que c’est là que le langage trouve sa pleine efficience, en permettant à la fonction utopique de la phase proprement significative de la faculté symbolique de l’esprit humain de prendre véritablement consistance, par le biais de l’objectivation langagière de l’état futur du monde comme de lui-même, notamment pour ce qui est du passage du droit coutumier mythico-religieux au droit positif proprement politique : ce dernier « n’a de valeur que dans la mesure où il est fixé et proclamé par l’État. Les lois non-écrites s’effacent ainsi devant le droit positif consigné sous forme de langage et d’écrit et lié à cet acte de promulgation. » (Éloge de la métaphysique. Axel Hägerström, 1939). Cette puissance promulgative ou encore « performative » du langage désigne alors non seulement des « états de choses » mais aussi des normes purement idéelles et idéales, comme c’est exemplairement le cas du contrat social lui-même et des promesses échangées qui le fondent et ne sont possibles que par la mise en œuvre partagée de la dimension purement rationnelle et raisonnable du langage, et non plus sentimentale et instrumentale. Et cela, par des citoyens et des hommes devenant ainsi des sujets (ou auteurs) conscients de leur capacité mais aussi de leur obligation d’instituer une vie libre et égale selon des institutions justes, en référence à l’exigence proprement philosophique, critique et autocritique à l’infini, qui met la réalité historique empirique en tension avec l’idéalité critique utopique que rend possible le libre rapport que l’esprit humain entretient alors avec ses propres Idées significatives régulatrices, tout comme avec leurs signifiants et référents. La philosophie constitue ainsi la forme symbolique finale qui habite en puissance et oriente en acte toutes les autres, comme elle-même, vers toujours plus de vérité et de liberté : « La philosophie, comme mode de réflexion le plus haut et le plus compréhensif, s’efforce de les comprendre tous. » (Langage et Art – II, 1942). Dans sa construction du système des formes symboliques, la pensée de Cassirer se transforme donc progressivement d’une phénoménologie descriptive et compréhensive en une théorie normative réflexive transcendantale.

Mais l’objectivation culturelle de la subjectivité humaine constitue-t-elle bien une émancipation pour l’homme, ou bien, au contraire, une aliénation de l’esprit humain (de l’intériorité personnelle) à l’égard de structures culturelles qui, tout en provenant de l’homme, le limiteraient voire l’empêcheraient, pour le moins, et même, pour le plus, le contraindraient voire l’alièneraient (pour ce qui est, par exemple, du règne de la technique, ou encore de la politique sous la forme de l’appareil coercitif de l’État) ?

II. Confrontant sa philosophie ʺprogressisteʺ des formes symboliques à la réalité historique de son temps — dont le souverain mal politique et éthique par excellence en quoi consiste le totalitarisme (nazi) commis par le XXe siècle — Cassirer établit que le gouvernement totalitaire des hommes consiste en une institution symbolique paradoxale qui réussit le tour de force de mettre la rationalité technique la plus puissante au service de la passion mythique la plus déchaînée (Le mythe de l’État, 1946 ; soit cinq ans avant Arendt). C’est alors sur le mode d’une ruse de la passion (et non pas de la raison) qu’il faut entendre l’instrumentalisation, inédite, d’une rationalité technique (industrielle) visant à l’efficacité maximale par une pensée mythique (aryenne) promettant la rédemption finale par la remédiation définitive à tous les maux économiques, sociaux, politiques et culturels de la société. La dés-humanisation, ou ʺdé-solationʺ, de ʺl’homme nouveauʺ ne se peut véritablement comprendre que par la dé-symbolisation radicalement régressive de l’expérience humaine administrée par le retour massif du logos au muthos (ce que Arendt manquera complètement, allant jusqu’à inculper la raison elle-même du totalitarisme au lieu du mythe, dans Le système totalitaire, 1951) : la complicité inouïe de la mentalité mythique et de la rationalité technique enferme ainsi l’humanité dans un sens total, une « pensée unique », qui destitue toute capacité de sens critique, collectif comme individuel. C’est alors le sens même du temps de cet homme nouveau qui se trouve dégradé, en ce que le règne conjoint de la technique et du mythe défait la téléologie ou finalité morale : le sens pratique (raisonnable) du temps se perd en laissant la place au sentiment destinal ou fatal. L’histoire suivant la logique d’une destinée, qui inclut et même nécessite l’exercice de la liberté, se réifie ainsi en un destin qui, par définition, exclut toute liberté dans son irrésistible déploiement.

Une telle analyse de la régression quasi a-symbolique de la fonction symbolique permet de diagnostiquer le mal politique et moral de notre temps sous l’expression de « la technique des mythes politiques modernes » (Le mythe de l’État). En effet, la régression symbolique dans l’usage du langage est à l’origine et au fondement même de l’emprise totalitaire de l’État sur la société et les individus, puisque l’exercice purement symbolique ou raisonnable (ou représentatif) de la langue se trouve alors déconstruit/détruit par ses usages simplement instrumental (expressif) et sentimental (présentatif) : la pathologie sociale et politique est ainsi elle-même dérivée d’une pathologie proprement symbolique, intellectuelle et morale, en un renversement radical de l’explication à l’œuvre dans les sciences sociales naturalistes, néo-marxistes notamment. C’est alors la perte du sens commun, de la capacité de recevoir et d’exprimer un sens qui relie les hommes et, par là, de communiquer les pensées, qui est systématiquement administrée par la technique du mythe politique moderne : la possibilité de communication inter-subjective (de faire du lien social) étant éradiquée par la destruction de l’aptitude à la communication ou plutôt au dialogue intra-subjectif (l’incapacité de se parler à soi-même, de faire amitié ou encore société avec soi-même), ainsi qu’en témoigne l’inaptitude d’Eichmann à tout sens moral intime comme à toute « pensée élargie » envers autrui (comme Arendt le comprendra bien, cette fois, dans Eichmann à Jérusalem, 1963). L’originalité du diagnostic que Cassirer propose de la servitude totalitaire, outre qu’elle repose sur la mise en évidence de l’efficace du niveau proprement symbolique dans l’existence culturelle, enracinant ainsi la possibilité comme l’actualité du mal dans ce qu’il y a de plus spécifiquement humain, consiste donc en la distinction et l’articulation de deux quasi-forclusions (ou destructions) de l’institution symbolique de la vie politique et morale, d’ordre technique et mythique, ouvertement complices ici. La technique et le mythe conjuguent alors, en effet, leurs potentialités totalisantes respectives pour uni-dimensionnaliser la pensée, la parole et l’action humaines, en réduisant ce qu’elles ont d’ouvert et donc d’utopique à des représentations, des énonciations et des actions fermées et donc conformistes, une telle dé-symbolisation étant « l’arme la plus puissante qui soit » (Le mythe de l’État) de destruction massive de l’humanité des hommes. La pensée d’Ernst Cassirer passe ainsi d’une phénoménologie de la pensée mythique à une critique de l’idéologie mythologique (annonçant Lévi-Strauss : « Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l’idéologie politique. Dans nos sociétés contemporaines, peut-être celle-ci a-t-elle seulement remplacé celle-là. », Anthropologie structurale, 1958).

Mais n’y aurait-il pas aussi un mal démocratique dont le diagnostic et la thérapie pourraient bien engager et même nécessiter la référence à l’analyse cassirerienne de l’origine et du fondement symboliques de toute décadence politique et déchéance morale ?

En effet, la plus libérale des servitudes volontaires n’exprime et ne masque-t-elle pas, à l’âge de la prétendue ʺmort des idéologiesʺ, l’oligarchie techno-(pseudo)libérale dont la mondialisation est comme le fer de lance, pour imposer ʺle rêve démocratique américain ou occidentalʺ à tous les peuples, par le biais d’un subtil condensé de bien-pensance néo-religieuse et de puissance high-tech, jusqu’à la guerre préventive s’il le faut en s’autorisant de la distinction la plus basique de la mythologie primitive, entre un ʺEmpire du Bienʺ autoproclamé comme en étant le dernier rempart et un ʺAxe du malʺ désigné par ses propres soins ? Il semble donc tout particulièrement urgent de prendre conscience de la dé-symbolisation régressive des esprits administrée par le « populisme industriel » (Stiegler, Réenchanter le monde, 2006) de l’appareil culturel de masse (ou les médias et autres « réseaux sociaux »), qui œuvre ouvertement et donc cyniquement à ʺla défaite de la penséeʺ raisonnable, proprement symbolique car réfléchie par la médiation du débat public ou du dialogue interpersonnel, et cela par un usage du langage (de la langue, plutôt), simplement expressif et instrumental et/ou seulement communicatif et sentimental, qui œuvre à la destruction des idées mais aussi des véritables sentiments, au seul profit des images (et donc des simples sensations ou émotions) unilatéralement choisies et massivement imposées. La tyrannie des écrans (« écranocratie ») hypnotise désormais des « foules solitaires » (Riesmann, 1950), sous la forme collective de rassemblements artificiels qui défont la souveraineté des peuples en les ʺatomisantʺ (comme dans les stades ou devant la télévision) et d’ ʺindividus dés-affectésʺ ou encore lobotomisés de toute vie intérieure propre, et donc mûrs pour toutes les aventures politiques que de nouveaux chefs charismatiques ne manquent pas de leur proposer pour soi-disant soulager leur ʺmisèreʺ, matérielle comme symbolique (Stiegler, De la misère symbolique, 2 vol., 2004 et 2005). Comment ne pas se souvenir alors que c’est bien l’âge démocratique des masses (le XXe siècle) qui a engendré l’horreur totalitaire, au moins par défaut technique en se révélant impuissant à l’empêcher et, au plus, par complicité éthique, par lâcheté voire par calcul cynique (pour mieux « réguler le marché » peut-être déjà, puisqu’il ne faut pas oublier que le totalitarisme est aussi un capitalisme) ?


Mais sans doute serait-il fatal (à la raison démocratique comme à l’humanité tout entière) de se tromper encore une fois d’ennemi principal (comme dans les années 1930, auxquelles ce début de XXIe siècle ressemble étrangement), en cédant à la tentation et même à la fascination qu’exerce sur nombre d’esprits prétendument éclairés de notre époque la face la plus sombre de l’obscurantisme qui vient, qui est déjà là en fait. En effet, en nos temps de syncrétismes (ou de synthèses) manifestement détonants sinon réellement étonnants, mélangeant des éléments de rationalité techno-scientifique et de mentalité mythico-religieuse, comment ne pas penser ici à l’actuel terrorisme islamiste, qui s’autorise d’une référence idéologique religieuse fondamentaliste jusqu’au fanatisme (qui en appelle au retour d’un sacré fondateur, théologico-éthique et même théologico-politique) et qui emploie les moyens de la techno-science la plus pointue pour administrer sa propre terreur afin de convertir, et, sinon, d’exterminer les « infidèles » ? Et qui « fait la paire », en fait, avec son ennemi préféré (l’impérialisme américain ou « grand satan ») pour alimenter de concert, tous les deux, l’idéologie belliciste et donc destructrice du fameux ʺchoc des civilisationsʺ (qui constitue aussi bien une erreur qu’une faute).


Mais alors, que faire si le mal est aussi radicalement inscrit dans la condition historique des hommes ? Et plutôt que de n’être qu’une destinée malheureuse mais remédiable dans l’histoire des hommes, une telle aliénation ne constituerait-elle pas l’inexorable destin de la condition humaine ? En ce cas, de quelles ressources théoriques et pratiques une telle analyse du mal totalitaire tout comme du mal démocratique, et maintenant du mal terroriste, peut-elle bien nous être ?

III. L’analyse cassirerienne ouvre, effectivement, le diagnostic du mal éthico-politique contemporain à une thérapie susceptible de le combattre, puisque la déconstruction du mythe politique moderne en appelle à une refondation symbolique de la raison pratique. En effet, si le mal politique contemporain et, plus généralement, la crise de la culture dont il témoigne, sont bien issus d’une dé-symbolisation régressive de l’expérience que l’homme fait du monde, comme d’autrui et de soi-même ou encore d’une dé-civilisation collective et d’une dé-moralisation personnelle, seule une re-symbolisation critique de la vie de l’esprit humain semble être effectivement capable d’y remédier sous les figures d’une re-civilisation et d’une re-moralisation. Si la perte de la personnalité éthique et juridique constitue bien l’un des symptômes majeurs du mal (totalitaire et terroriste mais aussi démocratique), c’est de là qu’il faut essentiellement repartir pour reconstruire le soi moral et politique comme sujet (agent) soucieux de sa liberté d’autonomie comme ce qui fait son identité, sa dignité et sa destinée les plus propres. C’est tout particulièrement de la reconstruction de l’exercice rationnel et surtout raisonnable, purement significatif, du langage, à l’encontre de la double réduction de celui-ci à son usage seulement émotionnel/sentimental et à son usage simplement rationnel/instrumental, que dépend la refondation d’un sens éthique et politique critique ré-ouvrant la temporalité émancipatrice défaite par le sens destinal unique administré par la technique du mythe politique moderne. N’est-il pas urgent alors de retravailler à féconder une philosophie de la mythologie (en référence à Cassirer notamment) qui tâcherait de bien distinguer et articuler les différentes formes du mythe et de la raison ainsi que les diverses figures de leur complicité potentielle et même réelle, pour que… « plus jamais ça ! » ?

Cependant, une telle résolution du problème du mal politique contemporain (totalitaire, démocratique et terroriste) est-elle bien susceptible de résoudre « la tragédie de la culture » (Simmel, Le concept et la tragédie de la culture, 1912), qui n’est pas seulement d’ordre particulier et contingent (événementiel et existentiel) car ne relevant que de l’histoire (politique notamment) des hommes, mais bien de nature anthropologique (et donc structurel et essentiel) car nécessairement et donc universellement due à la finitude de la condition ontologique et symbolique de l’homme ? C’est bien ce à quoi s’affronte aussi et finalement la philosophie des formes symboliques de Cassirer en précisant de quelle forme de liberté relève la résolution de la tragédie de la culture.

En effet, la culture est bien « en proie aux plus grandes contradictions internes, [elle] est « dialectique » aussi vrai qu’elle est dramatique » (dit Cassirer dans Logique des sciences de la culture, 1942, p. 202) ; le plus grand drame étant ici l’aliénation de l’individu dans son œuvre achevée qui défie du haut de son objectivité figée et durable la vie subjective mouvante et éphémère de son créateur. Mais, objecte Cassirer, une telle conception pessimiste (issue de Rousseau et reprise par Simmel) méconnaît l’essentiel du processus culturel dans ce qu’il a de « vital » (id., p. 203) et qui consiste en la communication spirituelle qui s’effectue entre les individus, et même entre les époques, par la médiation des œuvres auxquelles ces sujets participent en tant que créateurs et contemplateurs. Le sentiment tragique d’aliénation que le génie créateur éprouve le plus intimement devant son œuvre achevée et donc séparée de lui se trouve ainsi compensé et dépassé par l’impression d’inépuisable plénitude ressentie par le spectateur (le récepteur) pour qui l’œuvre représente une source de vie intarissable par le biais d’une appropriation infinie. Une telle réception, loin d’être passive, participe à la recréation incessante de l’œuvre qui la suscite, le propre des chefs-d’œuvre étant de rendre possible et vraiment fécond un tel échange culturel, qui prend toute sa dimension lorsque les protagonistes en sont des époques entières. En effet, toute véritable « Renaissance » d’une culture passée en une culture actuelle consiste en une fécondation réciproque des esprits de ces deux époques, au moyen de la reprise créatrice actuelle de l’héritage culturel, et non pas en une stérile répétition, statique et partielle, de la première époque par la seconde (dans et par une « adoption inverse », dira Rémi Brague, dans Europe, la voie romaine, 1992). Ainsi s’explique la supériorité de la Renaissance italienne sur les précédentes : son génie a été de féconder l’esprit de l’Antiquité tout en s’en instruisant et d’ouvrir ainsi la voie à de nombreuses autres Renaissances, toutes différentes entre elles malgré leur commun modèle en ce qu’elles furent, si l’on peut dire, plus fonctionnelles (ou formelles) que substantielles (id., pp. 204-207). Les œuvres d’un individu ou d’une époque et le sens dont elles sont porteuses ne s’abîment donc pas dans des monuments qui demeureraient irrémédiablement opaques et donc étrangers aux autres individus ou époques — ce qui reste malgré tout ponctuellement possible — mais ils constituent un monde de formes symboliques à la fois stable, durable et dynamique, qui transcende les temps et les lieux particuliers pour fonder une véritable communauté culturelle universelle, toujours actualisable et transmissible.


Voilà donc « de quel dénouement la ‘tragédie de la culture’ peut-être capable » (id., p. 203) : la considération globale de la culture comme intersubjectivité en acte est propre à redonner foi aux hommes en l’histoire comme devenir doué de sens par la libre objectivation de leur subjectivité, le dialogue intra-subjectif étant, en première et dernière instance, fondateur du dialogue inter-subjectif. Certes, les conflits demeurent, même au sein de l’harmonie qui semble la plus totale, les tensions entre les époques successives et leurs cultures respectives ne parvenant jamais à se résorber en une fusion totale, tout comme les dialogues inter-personnels les plus intimes. Mais cette contradiction elle-même est la condition de l’efficience ou de la fécondité historique, le nerf d’une historicité vraiment créatrice, la voie de « la ‘catharsis’ particulière qui s’accomplit sans cesse » (id., p. 207) dans le monde culturel. Ainsi « ce drame de la culture ne devient pas vraiment une tragédie de la culture » (id., p. 219).

Il en ressort, en conclusion, que la dimension éclairante et émancipatrice d’une telle critique de la culture provient, essentiellement et paradoxalement, de la réinscription progressive de celle-ci dans une critique de la raison (ou de la déraison, plutôt !) plus subtile et cohérente, et donc plus lucide et responsable que toutes les critiques contemporaines plus ou moins totales et radicales de la raison, qui s’achèvent le plus souvent en un pur et simple quiétisme (d’ordre esthétique ou simplement esthétisant, voire radicalement cynique), vouant ainsi elles-mêmes le monde à un irrémédiable et donc désespérant chaos, ce à quoi Cassirer oppose fermement le droit et le devoir du logos philosophique : « De ce point de vue, la philosophie est la science de la relation de toute connaissance aux fins essentielles de la raison humaine (…), et le philosophe n’est pas un artisan dans le champ de la raison mais est lui-même le législateur de la raison humaine. » (Le concept de philosophie comme problème philosophique, 1935). Comment mieux appeler le philosophe à la (re)prise de conscience de soi et de confiance en soi que par un tel cogito indissolublement intellectuel et moral qui est le sens le plus profond des Lumières et lui fixe sa tâche essentielle de philosophe-éducateur, comme y insiste Cassirer lui-même dans la dernière page de sa dernière pensée ? :

« Les grands penseurs du passé (…) ont bien souvent pensé au-delà de leur époque et parfois même contre elle. Sans ce courage intellectuel et moral la philosophie n’aurait jamais pu accomplir son œuvre dans la vie culturelle et sociale de l’humanité. » (Le mythe de l’État, p. 399).

Merci à tous les participants,

Joël Gaubert