synthèse Malherbe Les Idéologues

Michel Malherbe : Les Idéologues, 11 octobre 2023.

Merci Michel Malherbe de votre propos, toujours aussi savant et stimulant.

Vous partez d’emblée du mot « Idéologie » par lequel Destutt de Tracy (1754-1836) entend la fondation d’une nouvelle « Science des Idées », en rupture d’avec la métaphysique mais aussi d’avec la simple psychologie, le groupe des Idéologues étant assez fourni mais très divers, comptant notamment Cabanis, Volney, Say, Lakanal, Sieyès… avec Madame de Staël et Benjamin Constant pour amis, autour de la revue La Décade philosophique et participant à la « Société d’Auteuil » de Madame Helvétius. Ce ne sont pas des « philosophes de chambre », insistez-vous, car en cette période révolutionnaire très mouvementée ils passent, après la mort de Robespierre (en juillet 1794), au premier plan politique sous le Directoire (1794-99), où l’Institut National (ancêtre de l’Instruction Publique) est créé en 1795, institut qui rassemble des savants de toutes disciplines et de tous bords. Destutt de Tracy y œuvre tout particulièrement dans la Section « Analyse des sensations et des idées », où il produit d’importants Mémoires (d’où sortiront « Les Éléments d’idéologie », à partir de 1801), ambitionnant de constituer le pouvoir intellectuel de l’époque fondé sur un républicanisme modéré pouvant s’accommoder d’un despotisme éclairé. Mais Bonaparte les écarte de la réforme de l’enseignement, tout un cursus studiorum ou « carte des savoirs » étant à constituer, dont une première forme avait vu le jour en 1795 avec la création des Écoles centrales par la loi Daunou, à raison d’une École par département, aboutissement d’un projet cher à Condorcet. Mais cette création avait été critiquée, notamment par Chaptal et pour des raisons très diverses, et ces Écoles n’étaient pas au goût de Bonaparte, qui les supprima en mai 1802 pour y substituer les fameux Lycées. Le temps passant, héritiers des Lumières, les Idéologues devront finalement céder devant le renouveau du spiritualisme et l’émergence du Romantisme.

Puis, après la présentation de ce contexte historique extraordinaire, vous en venez à la pensée propre de Destutt de Tracy, qui envisage un manuel d’enseignement dont il ne réalisera que la moitié (cinq livres sur les dix programmés), la nouvelle science de l’homme (l’Idéologie) devant fonder tout l’édifice des savoirs (ce qui n’est pas sans rapport avec le principe de L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, précisez-vous). Cette « science morale » est première en ce qu’elle est celle de la pensée, le plus propre de l’homme, mais qui se trouve alors identifiée au « sentir », nos pensées étant ce que nous sentons (ce qui prive la pensée, insistez-vous, de sa dimension de représentation et la réduit au « fait », alors considéré comme un absolu indubitable. Le médecin Cabanis œuvre alors à conférer à ce cadre théorique ses soubassements empiriques biologiques, physiologiques plus précisément. Destutt de Tracy fait la critique des distinctions de Condillac entre les différentes facultés humaines (dont la mémoire et la réflexion) et lui reproche de s’être livré à une reconstruction dans l’édification de sa fameuse statue fictive, figurant la constitution progressive de la faculté humaine de connaître à partir de l’expérience sensible.

Puis, vous proposez une reconstruction de la pensée de Destutt de Tracy, pour qui « juger c’est sentir », la relation entre les deux (ou plus) termes, en tout jugement, étant alors considérée comme étant donnée. La pensée procède alors du simple au complexe, de l’analyse à la synthèse. Destutt reproche à Condillac (pourtant l’une des sources de sa propre pensée) d’être parti d’une déconstruction préalable, d’une analyse précédente, premier moment de l’édification de la connaissance humaine. Destutt de Tracy ambitionne ainsi de devenir, comme nombre d’autres penseurs de cette époque, le Newton de la science de l’homme, d’une science libre de toute hypothèse métaphysique et préférant le savoir à l’éloquence. L’idée n’a donc pas d’évidence par soi, insistez-vous, car l’analyse finit, logiquement, par tout déconstruire, tout fragmenter, tout décomposer, tout atomiser. Mais c’est ainsi rendre toute reconstruction impossible. Il y faudrait donc une véritable généalogie des Idées, mais comment reconstruire quelque relation entre des éléments que l’on a préalablement dispersés ?

Vous en venez donc à la conclusion que la pensée de Destutt de Tracy (qui ne manque pas d’intérêt pour autant, insistez-vous) ne l’emporte pas sur celle de Condillac qui comporte, elle, l’« association des sensations », alors que manque chez Destutt de Tracy une science des relations, une généalogie des Idées, précisément, qui est le grand sujet (essentiel ici) dont il faut rendre compte, comme Hume et d’autres l’avaient aussi bien compris et entrepris.

Joël Gaubert