Synthèse Idéo-logie kantienne

Conférence Pierre BILLOUET à la SNP du 10 avril 2024

La logique des Idées kantiennes

Merci, Pierre Billouet, de votre propos toujours savant et donc stimulant.

Vous annoncez d’emblée le thème et le mouvement de ce propos : la critique kantienne de l’idéalisme classique (de Platon à Descartes et Leibniz, selon qui nous pouvons connaître par le raisonnement l’essence même des choses, leur Idée), qu’en un second temps vous convoquerez elle-même devant le tribunal de la raison.

Kant établit, en un premier temps, que notre faculté de connaître ne peut accéder à l’essence même des choses (en soi), les concepts de l’entendement (Verstand) eux-mêmes nécessitant la démarche expérimentale et mathématisée dont le rôle n’est que de satisfaire à l’exigence formelle de cohérence interne, à la non-contradiction, qui est la condition sine qua non du discours vrai, et en s’en tenant à la théorie aristotélicienne du syllogisme. Le rôle des Idées issues de la raison est lui-même limité à l’unification des règles de l’entendement sous des principes, la raison (Vernunft) dans sa recherche de l’inconditionné produisant les Idées de Moi (selon la catégorie de Substance), de Monde (selon la catégorie de Cause) et de Dieu (selon la catégorie de Communauté). L’illusion naturelle de la raison sur laquelle repose la métaphysique classique consiste à confondre deux sens de la totalité (des conditions de possibilité ici) – tous, omnis, et le tout, totus – et à convertir cet objet de pensée, l’Idée du grand tout, en objet réel à déterminer, à connaître alors qu’on ne peut que le penser, le système total étant visé comme un foyer imaginaire (focus imaginarius) et non pas donné : ce qui est alors donné n’est pas la série totale des conditions mais la « tâche » de la chercher.

À cette fonction épistémique de l’Idée de Monde s’adjoint une fonction existentielle. En effet, mériter d’être heureux et ne pas l’être est contraire à la raison pratique, ce pourquoi celle-ci pose nécessairement le souverain Bien originaire, Dieu, comme condition du souverain Bien dérivé dans le monde, c’est-à-dire la synthèse de la vertu et du bonheur. Suivant Platon, ici, et contre la prudence aristotélicienne, il faut poser que ce qui est juste en théorie doit devenir juste en pratique. L’Idée de Monde permet alors de rendre compatibles la métaphysique de la nature et la métaphysique des mœurs, en croisant les deux concepts voisins de causalité et de condition : dans le premier cas la condition devient le principe de causalité : « tous les changements arrivent suivant la loi de la cause et de l’effet » ; dans le second cas, la condition devient le principe de causalité de la loi pratique, c’est-à-dire de l’autonomie, qui n’est pas l’autoposition ni l’autodétermination, la liberté n’étant pas le libre-arbitre (la décision irréductible, comme dans la tradition cartésienne) mais l’auto-législation, qui suppose que la loi forme chaque soi (et non pas l’inverse).

Puis vous en venez, en un second temps annoncé, à la critique de la critique kantienne de la métaphysique (ou de l’idéo-logie kantienne), en vous demandant si le système kantien des Idées est rationnel, tout en précisant que son examen ne doit pas porter sur la rédaction (les textes de Kant n’ayant pas toujours la rigueur qu’exige la systématicité de la logique transcendantale) mais sur la structure conceptuelle elle-même, de l’Idée de Monde ici : cette Idée est-elle rationnellement bien fondée et remplit-elle les fonctions épistémique et existentielle que lui assigne Kant ?

Vous critiquez, tout d’abord, le statut que Kant accorde à la syllogistique, qui serait selon lui la logique formelle « close et achevée » depuis Aristote, et l’usage qu’il en fait comme modèle du raisonnement cherchant la condition de la condition. En effet, les connaissances mathématiques et physiques sur lesquelles Kant raisonne ne relèvent pas de la syllogistique, mais d’une logique algébrique qui inclut la syllogistique comme un cas particulier. D’autre part, la synthèse scientifique est « l’acte d’ajouter les unes aux autres des représentations différentes et de saisir leur diversité en une connaissance », ce qui est plus large que la synthèse entre sujet et prédicat et conduit plutôt à la notion de totalité (totus) ou d’ensemble. Il faut donc se demander si le Monde (entendu comme lieu du souverain Bien dérivé) est pensable en théorie des ensembles. Vous établissez alors que l’Idée de Monde est impensable selon la théorie des ensembles de Cantor, qui est naïve en ce qu’elle repose sur les mêmes considérations intuitives que Kant. Mais si la théorie naïve en est devenue contradictoire, la théorie formellement axiomatisée, en tant que théorie de l’infini, ne permettrait-elle pas malgré tout, demandez-vous, de donner un sens à l’Idée de Monde ? Non, insistez-vous, car si le théorème de Cantor dit que l’ensemble des parties d’un ensemble est toujours plus grand que celui-ci, la conséquence en est qu’il n’existe pas un ensemble absolument infini mais plutôt une série ouverte : l’Idée de Monde au sens métaphysique du grand tout, de l’uni-totalité, est non seulement dénuée de signification (sans objet), comme l’a montré Kant, mais aussi dénuée de sens (vide de sens), la série ouverte des ensembles infinis ne pouvant s’achever, la quantification singulière (le monde : « le Tout ») est inconcevable.

Puis vous en venez aux fonctions épistémique et existentielle de l’Idée de Monde. Pour ce qui est de la recherche de la vérité, le projet encyclopédique laisse la place à une diversité de sciences juxtaposées sans l’unité possible d’un système (comme l’Encyclopédie hégélienne ou le focus imaginarius de Kant). L’Idée de Monde n’est alors que d’ordre idéologique. Vous en déduisez, en outre, que la fonction existentielle de l’Idée de Monde disparaît elle aussi. En effet, si Kant a détruit la preuve ontologique de l’existence de Dieu (qui en sous-tend les autres preuves), il a négligé la preuve cartésienne par l’infini. Or Cantor abolit cette idée singulière d’infini : l’impossibilité d’un plus grand ensemble infini fait alors de l’expression « auteur du Monde » une Idée aussi vide de sens que « l’ensemble de tous les ensembles » (ce que Kant ne pouvait savoir un siècle avant Cantor). En revanche, pourquoi Kant, après avoir critiqué l’illusion dogmatique de la raison théorique, n’a-t-il pas évalué l’axiome que mériter d’être heureux et ne pas l’être est contraire à la raison pratique, axiome d’où dérive la vision morale du monde ? Mais, si la critique détruit l’Idée de Monde fondée sur la catégorie de causalité, l’Idée de communauté inconditionnée reste présente dans la dimension de la fraternité, religieuse ou républicaine. Dans les deux cas, il y a interaction (communauté) entre les membres du Règne des fins, le risque étant que la raison politique pousse à confondre la totalité et la communauté (la catégorie de totalité pense l’unité d’une pluralité, la catégorie de communauté pense une interaction entre membres). Mais si le soupçon atteint l’autorité de la loi qui commande d’œuvrer au meilleur monde, et s’il va surtout jusqu’à la mort complète de Dieu, l’existence post-idéologique balance entre l’épicurienne « joie constante du cœur » et la folie du pitre nietzschéen se sentant souffrant dans une totalité indéfinie qui ne soit pas métaphysiquement un « tout », rationnellement unifié, un pitre qui finit par détruire tout Soi, « toute identité « égoïste » fictive » commente André Stanguennec (« Je ne veux pas être un saint, plutôt encore un pitre. », Nietzsche, Ecce homo).

Vous en concluez fortement qu’il faut changer le sens du mot « monde », qui n’est pas l’ensemble de tous les ensembles mais l’ensemble des êtres raisonnables, c’est-à-dire « un espace public raisonnant » ou encore un espace scriptural. Nous retrouvons alors le sens politique et culturel de l’idéologie comme possibilité de la mystification systématique dans cet espace raisonnant.

Joël Gaubert