Conférence de La Société Nantaise de Philosophie du 10 mars 2023
Michel POITEVIN : Georges Dumézil :de la réalité historique à l’imaginaire des trois fonctions
Merci, Michel Poitevin, pour votre propos à la fois savant et touchant, et même parfois émouvant à l’égard de Georges Dumézil.
Vous évoquez, d’emblée, la démarche de Georges Dumézil, qui procède en trois temps : d’abord l’étude du terrain, en l’occurrence la lecture de très nombreux textes de langues indo-européennes, pour en extraire, dans un second moment, des thèmes concrets, et finir par articuler ceux-ci en un véritable système.
Puis – après quelques éléments biographiques de ce « méconnu illustre », regrettez-vous en le qualifiant de « Bachelard de la mythologie » -, vous entrez dans le contenu du travail de pensée de cette mythologie comparée, en commençant, donc, par son ancrage dans le réel, qui est ici constitué par les langues des peuples indo-européens (celles des peuples du Caucase tout d’abord), c’est-à-dire par ces ensembles de mots (leur sémantique) et leurs articulations (leur syntaxe), qu’il traduit et retranscrit avec une imposante érudition et d’une manière littéraire, en véritable écrivain insistez-vous.
Vous en venez alors au cœur de la méthode de Georges Dumézil en évoquant, au passage, sa différence avec celle de Claude Lévi-Srauss, en tant que linguiste philologue sans ancrage philosophique, revendiqué comme tel en tout cas, alors même que le « schème » kantien n’y est pas étranger en tant que représentation intermédiaire entre la pensée et le sensible, ou entre l’imaginaire et le réel. Dumézil élabore donc des schèmes pour reconnaître et même reconstituer l’imaginaire des peuples indo-européens, en commençant par « la chair » du texte des récits (ce qui permet d’identifier les faits), pour, en un second temps, établir des correspondances, des articulations entre ces schèmes de pensée, et finir, en un troisième moment donc, par la constitution du schème le plus abstrait : la structure trifonctionnelle du réel et de l’imaginaire des peuples indo-européens. Il n’en fait pas un système philosophique à prétention ontologique (quasi métaphysique), contrairement à Lévi-Strauss insistez-vous, puisqu’il s’agit pour lui de penser ces peuples dans leur singularité et donc dans la différence de leurs imaginaires (empirique pour les Romains, fabuleux pour les Indiens, guerrier pour les Germains) car si la pensée mythique est bien d’ordre logique ou conceptuel, elle demeure ancrée dans sa dimension imagée et magique particulière, tendue entre la pensée onirique et la pensée verbale (ce que vous illustrez en référence à l’exemple d’un rituel à la fois romain et indien védique, lié à l’aurore, dont les récits présentent des éléments et une structure analogues).
En référence à un autre exemple, vous en venez au cœur même de l’œuvre de Dumézil : l’idéologie tripartite des peuples indo-européens, distinguant et articulant les ordres des prêtres-rois, des héros-guerriers et des simples producteurs, ou encore les trois fonctions : de souveraineté, de force et de production, pour centrer votre attention sur la première fonction, en référence à la chair des récits portant sur le Borgne et le Manchot chez les peuples romain et scandinave, qui présentent de fortes analogies de thèmes et de structures et révèlent la dualité de la fonction de souveraineté, tendue entre deux dimensions à la fois antithétiques et complémentaires : magique et juridique (le personnage qui triomphe par l’action magique est borgne ; le personnage qui triomphe par un artifice juridique devient manchot). Puis vous passez à la considération de la deuxième fonction, de l’ordre de l’épopée, des héros-guerriers donc, dont Héraclès (le Grec), Starkadhr (le Scandinave) et Suzula (l’Indien), qui tous trois pèchent par trois fois, contre chacune des fonctions donc, mais qui finissent par se racheter et révéler ainsi leur part d’humanité (ce qui est très comparable au monde de Tolkien, remarquez-vous au passage, et, plus étonnant encore, à la réalité sociale contemporaine pour ce qui est de la nature et des rapports entre ces trois fonctions qui ne la gouvernent pourtant plus). Vous dégagez alors de ces récits quatre similitudes entre ces trois héros : le héros est de naissance extraordinaire, qui lui confère un excès de force ; le héros est l’objet d’un conflit entre deux divinités ; le héros commet trois fautes, donc ; et le héros est sacrifié à la fin mais meurt avec panache en se réconciliant avec la divinité. L’épopée témoigne ainsi, à sa façon, de la condition tragique de l’humanité commune, tendue entre passion et action.
Vous concluez alors sur la leçon de sagesse quasi philosophique que constitue cette pensée à la fois mythique (celle des peuples indo-européens) et mythologique (celle de leur étude par Georges Dumézil), en redisant votre profond respect pour l’homme et son œuvre, si injustement méconnue et malheureusement instrumentalisée.
Joël Gaubert