synthèse de LE JEU COMME SYMBOLE PHILOSOPHIQUE

Merci, Pierre Billouet, de votre propos à la fois savant, érudit même, et stimulant.
Vous problématisez d’emblée votre objet, en introduction, à commencer par le jeu – notion trop polysémique, dites-vous, jusque dans le champ même de la philosophie : depuis Héraclite, Platon et Aristote, jusqu’à Kant, Schiller et Hegel, et même Sartre et Derrida –, notion qu’une philosophie régionale du jeu doit préciser, tout en se demandant si le jeu peut aussi et surtout constituer lui-même un symbole philosophique, un philosophème donc, et, si oui, en un sens analogique, comme signe d’une autre chose, ou bien au sens (étymologique) fragmentaire de moitié d’une même chose. En quel sens peut-on donc parler du jeu comme symbole et, surtout, comme symbole philosophique ?

Vous commencez par une référence à la traduction usuelle du Fragment 52 d’Héraclite, où le tric-trac (jeu de hasard, sur un plateau avec des dés) se trouve thématisé, comme plus tard chez Platon et Aristote, alors que, pourtant, l’historien Henri-Irénée Marrou insiste sur le fait que les philosophes antiques et classiques n’accordent aucun sérieux (si l’on peut dire) au jeu. Mais vous proposez un aperçu du jeu dans l’histoire, précisant au passage que le tric-trac n’est ni la pettie ni la polis  (jeu de stratégie où il faut s’emparer des pions de l’adversaire, comme au Go ou aux Dames), pour en conclure que la référence philosophique à des jeux n’est pas l’introduction d’un élément étranger à la culture et à la vie grecques antiques.

Vous nous faites alors lire ce Fragment 52 (dans l’édition Diels-Kranz, 1903 puis 1951) : « Le temps est un enfant qui joue au tric-trac ; c’est à un enfant qu’est l’empire. », propos qui a donné lieu, dès l’Antiquité, à plusieurs interprétations. Vous nous en présentez trois types de lecture. La première est celle de Marcel Conche (1973/74), qui insiste sur le Panta rei (tout coule), le mal étant tel qu’aucune théodicée n’est possible, M. Conche distinguant une interprétation sceptique et une interprétation logique, selon laquelle le jeu irrationnel de l’enfant prend quand même place dans l’écoulement de la nature. Dans la traduction de 1986 (de M. Conche, toujours) : « Le Temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions : la royauté d’un enfant. » : le devenir est innocent comme un enfant qui joue sans but un jeu réglé… et nous tue royalement !

Finalement l’interprétation demeure ambiguë, trivalente même, quant au sens du jeu : 1. Le temps cosmique est puéril, infantile, absurde (Conche, 1974) ; 2. Le temps cosmique est innocent, enfantin (Conche, 1986) ; 3. Le temps humain est puéril (Jean-François Pradeau, GF, 2004). Ce que confirme, en quelque sorte, une deuxième lecture, chez Jacques Henriot et Clémence Ramnoux, qui ne peuvent identifier le jeu en question dans ce même Fragment 52, C. Ramnoux déplaçant le regard du signifié vers le signifiant, passant ainsi du sens analogique du jeu à son sens fragmentaire (la lecture d’Héraclite comme reconstitution d’un puzzle). Puis vous en venez à une troisième lecture, celle de Jean Bollack et Heinz Wismann (en 1972 puis 1995), selon qui Héraclite n’a pas de doctrine (ontologique), pour insister, avec C. Ramnoux, sur la langue et lire ce Fragment 52 comme un système d’oppositions ou de relations internes en tension, ce qui permet de traduire : « la vie est bien un enfant qui enfante, qui joue. À l’enfant d’être roi. »

Vous en venez alors à une première remarque conclusive selon laquelle on peut comprendre que l’enfant joue en cinq sens différents : il s’amuse, sur fond d’existence humaine tragique ; jouer, c’est imiter : l’enfant joue à jouer ; l’enfant joue en suivant des règles mais sans application ; l’enfant combat au sens de l’agon en s’appliquant pour gagner ; enfin : jouer c’est distinguer et accepter qu’il y ait du jeu, de la séparation/disjonction/distance dans la vie et dans le langage. En une seconde remarque conclusive, et en référence à Robert Muller à propos du jeu chez Platon, vous retenez la pettie dans la République et dans les Lois, où Platon déplace le sens du combat – dans le triple domaine de la rhétorique, du politique et du théologique –, qui doit non seulement vaincre l’adversaire (comme dans l’agon) mais instituer ainsi le discours, la cité et le monde justes, ce qui constitue le jeu comme symbole analogique. Mais alors que chez Aristote, c’est la relation entre les jetons (du jeu de la pettie) qui permet l’analogie, chez Platon, c’est la relation à l’adversaire en vue de la victoire du Logos.

Vous terminez en reproblématisant le jeu comme symbole philosophique : il semble bien que chez les philosophes le jeu soit essentiellement un symbole analogique et que l’ignorance et la crédulité du jeu puéril excluent celui-ci, comme activité non sérieuse, du philosopher lui-même. Mais R. Muller tient qu’il y a du jeu chez Platon, comme il y a un jeu, philosophique donc, des facultés chez Kant, ainsi que chez Hegel, qui pense jusqu’à la vie de Dieu en référence à un jeu de l’amour (entre les trois personnes divines). Ce qui vous fait, finalement, vous et nous demander, quelle part de jeu, analogique et/ou fragmentaire, il faut accorder au symbole philosophique lui-même, ce qui ne peut que nous donner à penser et dialoguer.

Joël Gaubert