La violence selon la pensée grecque : Synthèse

02 décembre 2016

Merci, Angelo Giavatto, pour votre propos à la fois érudit et méditatif, ce qu’il n’est jamais facile de faire tenir ensemble.

D’emblée vous présentez ce propos comme étant l’occasion de demander à la pensée grecque archaïque de nous éclairer sur la notion de violence qui nous est devenue commune. Vous entamez alors une enquête linguistique, en référence à Homère (dans l’IIiade, 850-750 av. J.-C.), pour identifier la violence comme étant la bia, qui désigne surtout la force physique, vitale, comme caractérisant l’acte de quelqu’un qui fait peser la contrainte sur quelqu’un d’autre contre sa volonté, mais tout en étant neutre moralement puisque cette force peut aussi bien relever de la vertu, comme le courage par excellence. Se pose alors, dites-vous, le problème de savoir si l’on peut faire acte de violence sur un être autre que l’homme qui, lui, est doué de conscience et de volonté.

Vous vous tournez, alors, vers un autre terme, plus célèbre, en philosophie surtout : l’hybris, qui désigne notamment l’état psychologique du sujet qui est violent au sens d’arrogant et de présomptueux en la circonstance : la violence est alors qualifiée d’ « injuste » en tant qu’acte démesuré imposé à un autre sujet. C’est à ce moment que vous passez de la référence à Homère à la référence à Eschyle, dans Les Perses essentiellement (472 av. J.-C.), où la défaite des Perses infligée par les Grecs à Salamine est présentée, par le spectre du roi perse lui-même (Darius), comme étant due à la démesure (l’hybris) de son propre fils : Xerxès, qui a accompli des actes de violence caractérisée et qui en a été puni par les dieux qui lui ont fait subir ce que lui-même a voulu infliger aux Grecs. Mais quel est, plus précisément, l’acte violent en question ici, qui n’est pas de l’ordre du massacre cruel, que les combattants grecs ont eux aussi commis à l’encontre des soldats perses et qui est considéré comme étant légitime en cette circonstance, ce qui conduit votre recherche, dites-vous, à une impasse conceptuelle ?

C’est pourquoi il faut prendre d’autres pistes que celle de la bia et donner un sens plus fort à l’hybris, que vous cherchez alors dans la lecture même du texte d’Eschyle, pour y trouver la démesure dans l’armée des Perses, qui a voulu changer la mer en terre pour passer de l’Asie à l’Europe en transformant l’Hellespont en un pont de bateaux et en marchant sur les cadavres de soldats grecs (mais aussi bien de soldats perses) : Xerxès a donc été jugé et puni par les dieux d’avoir voulu changer la nature même des éléments par un acte de force consistant à faire subir à quelqu’un ou quelque chose une rupture ontologique dans l’ordre des choses, une dégradation faisant de son objet quelque chose qu’il n’est pas en soi, en son genre naturel. Les deux avantages de cette interprétation par l’hybris, et non plus par la bia insistez-vous, sont que, tout d’abord sur le plan ontologique, le statut de victime de la violence s’élargit puisque celle-ci peut alors concerner des êtres non-humains (sans conscience ni volonté, comme la mer ici), ce qui fait alors, second avantage, que l’acte de violence devient ainsi l’objet d’un jugement épistémologiquement plus objectif.

Puis, vous suggérez quelques ouvertures ou pistes possibles de réflexion en confrontant ce modèle conceptuel de l’acte de violence à la réalité du monde contemporain, notamment à propos du traitement des animaux dans leur élevage industriel, qui est le plus souvent interprété en référence à la bia, présupposant ainsi que l’animal subit cette violence « contre son gré » (dans une perspective anti-spéciste anthropomorphique ici) ; ce que la référence à la violence comme hybris évite en interprétant ce traitement comme relevant de la rupture ontologique puisqu’on y traite les animaux comme des machines (en confondant les genres du vivant et de l’inerte), ce qui qualifie plus légitimement car plus objectivement la violence de l’acte en question.

Vous concluez cependant – pour ouvrir notre débat à suivre – par deux objections possibles à ce modèle conceptuel : tout d’abord, l’attribution d’un genre précis à quelque chose est un acte de jugement très difficile, ce qui rend, en conséquence, tout cloisonnement de la réalité quasi arbitraire, notamment pour ce qui est de la condition humaine dans ses rapports complexes avec la condition mondaine.

Joël Gaubert