13 janvier 2017
Merci, Monsieur Kervégan, de votre propos à la fois érudit et méditatif.
D’emblée vous faites référence à l’opposition traditionnelle de la philosophie à la violence – comme dans le Gorgias de Platon, où Socrate oppose le discours à la violence –, tout en précisant que la philosophie doit se mesurer à la violence pour se mettre à l’épreuve de sa négativité. Soucieux d’échapper à l’indétermination contemporaine de la violence, vous la définissez, en référence à Aristote, comme un acte qui contraint un être à dévier de son mouvement naturel, en insistant sur la distinction à faire entre la violence et la force qui, elle, peut être légitime, et tout en remarquant, au passage, que l’on a pourtant pu soupçonner une violence même de la raison, jusque dans le discours philosophique lui-même, comme chez T. Adorno et M. Horkheimer notamment, soupçon que vous dites ne pas partager.
Puis vous déterminez le domaine d’élection de la violence comme relevant par excellence de la pratique humaine, de la politique et même du droit qui, là encore, semble s’opposer lui aussi à la violence. Mais le droit ne peut exister et être pensé que par rapport à la violence, que seul peut empêcher un rapport de reconnaissance de celui qui obéit à celui qui commande, ce qui fonde l’existence politique collective (comme Hegel y insiste). Mais, là encore, il peut y avoir un rapport de commandement à obéissance qui soit « pathologiquement extorqué » (en termes kantiens), ce qui renverse alors la force légitime en violence illégitime, comme l’analyse Hegel (notamment dans la Science de la logique, 1812-1816), pour qui l’aliénation porte alors atteinte aussi bien à celui qui commande (qui devient ainsi un dominant) qu’à celui qui obéit (qui devient, lui, un dominé), selon un destin subi.
Vous en concluez qu’il n’y aurait donc plus alors de distinction essentielle entre violence et pouvoir, et que la violence est une relation à la fois à l’autre et à soi-même et qu’elle ne peut être empêchée que si le dominé s’estime ou se reconnaît quelque peu lui-même. Il y faut donc, précisez-vous en référence à Hegel toujours, une médiation de soi à soi et de soi à l’autre, ce qui fait de la politique un art des médiations : la politique doit alors être définie et pratiquée selon la distinction et l’articulation de la violence et du droit, ou encore du droit privé et du droit public (comme l’établit Kant), ou encore selon la distinction et l’articulation de l’état de nature et de l’état de droit, ou encore de l’absence de toute reconnaissance et de la possibilité même de la reconnaissance.
Mais, là encore, il faut y regarder de plus près pour voir que la violence peut être productrice de droit, comme dans la violence révolutionnaire (selon Engels – critiquant Dühring notamment – et le socialisme révolutionnaire, comme chez Lénine). Mais la violence révolutionnaire n’est alors qu’un effet et une contre-violence, notamment selon Carl Schmitt, pour qui la politique totale du partisan fait suite à la dépolitisation libérale, la violence contre un ennemi déclaré « ontologique » devenant alors légitime, insistez-vous, renversant ainsi, comme chez Sorel, la distinction classique essentielle de la philosophie politique entre la force et la violence qui, elle aussi, peut alors être légitime. Vous insistez alors, a contrario, sur le fond de reconnaissance mutuelle d’une commune appartenance à l’humanité comme étant nécessaire à l’institution du politique, tout en évoquant le soupçon que M. Weber fait peser sur la conception classique en inversant les prétentions à la légitimité de la force et de la violence, celle-ci faisant ainsi son entrée en politique dont le pouvoir établi prétend disposer du monopole de la détention et de l’exercice de la violence légitime. Mais alors, demandez-vous, que peut signifier la collaboration de la politique et de la violence ? Absolument rien, répondez-vous en rejetant la violence du domaine du politique et de la politique.
C’est à ce moment que vous en revenez au droit, pour vous demander s’il n’entretiendrait pas lui-même un rapport intime avec la violence, comme chez W. Benjamin dans sa Critique de la violence (1921), la violence étant engagée non seulement dans le maintien et le rétablissement du droit (comme violence conservatrice, donc) mais aussi et surtout dans la genèse, l’origine et même le fondement du droit (violence fondatrice, donc). Peut-on alors penser la violence comme étant, tragiquement, destinale ? Non, dites-vous avec W. Benjamin, si elle n’est pas fondatrice ni conservatrice mais créatrice, ce que vous tâchez d’expliciter en entrant dans l’obscure difficulté, dites-vous, de ce texte de Benjamin. On y trouve une figure divine de la violence, une « violence pure », non sanglante et donc susceptible de rompre l’enchaînement historique des violences, comme dans la révolution pour la révolution par excellence, acte pur radical ne promettant plus de lendemains qui chantent, ce qui libère l’humanité de l’horizon du droit et de ses violences propres et aboutit donc, insistez-vous, à la « destitution du droit ».
Mais en conclusion, vous tenez, une fois encore, à vous distinguer de cette conséquence « effrayante » (chez W. Benjamin), en projetant de refonder le droit hors de toute violence mystique ou sacrée pour que la vie humaine soit toujours possible (comme l’espère encore, à cette époque, Benjamin lui-même). Mais quel genre de nomos pourrait-il encore rendre la vie possible, vous demandez-vous et nous demandez-vous pour ouvrir notre débat ?