Merci, Michel-Elie Martin, pour votre propos à la fois savant (érudit, même) et vivant (et donc stimulant).
D’emblée, vous distinguez le symbolisme scientifique du symbolisme langagier naturel par son projet de vérité, l’univocité de ses signes sémantiques et la nécessité de leurs rapports syntaxiques, symbolisme qui s’accomplit dans la réalisation technique de son formalisme mathématique.
Mais une première question s’impose : cette langue scientifique peut-elle s’autonomiser de la langue naturelle ? Non, dites-vous, selon G.-G. Granger et en référence à la constitution de la chimie qui passe progressivement d’une symbolique figurative à une symbolique fixe et univoque, notamment du fait de l’établissement de la nomenclature de Lavoisier (puis de Mendeleïev), qui postule un ordre de la nature que décrit la langue chimique dont les signes expriment des substances, et les règles opératoires les qualités de ces substances, parvenant ainsi à la systématique scripturale de la “ caractéristique universelle ” qu’envisageait Leibniz. Ce que vous précisez en référence à la chimie organique dont les signes idéographiques et les dénominations vocales réglées syntaxiquement correspondent aux propriétés des structures objectives des substances chimiques simples et composés, et ce jusqu’à une algèbre qui trouve ses fondements dans la physique de l’atome.
Mais, en un deuxième temps, vous insistez sur la thèse de G.-G. Granger selon laquelle l’usage des langues naturelles demeure quand même nécessaire dans le raisonnement scientifique exprimé dans un métalangage qui ne peut être résorbé par les symboles de la langue scientifique elle-même : sa dimension illocutoire pragmatique, qui est distincte des fonctions sémantique et syntaxique et qui témoigne de l’attitude du locuteur à l’égard de ses propres énoncés, opère selon des modalités thétiques qui sont nécessaires à la dimension discursive (ou parolière) de l’usage de la langue scientifique, cette métalangue ne pouvant elle-même être extraite de la langue scientifique ou du système logico-mathématique de référence, selon le théorème de Tarski.
Vous passez ensuite à une deuxième question portant sur le rapport des symboles des sciences de la nature à l’expérience vécue pour savoir si, comme le pense l’empirisme logique du Cercle de Vienne, les « énoncés protocolaires » de cette expérience sont bien le fondement de ces sciences. Cette thèse se heurte, insistez-vous, à des objections fondamentales dont l’une est essentielle qui concerne les rapports entre les langues naturelles et les données des faits perceptifs, ces langues étant autant de visions du monde qui en pré-structurent les éléments et leurs rapports, ce qui relativise la portée des énoncés protocolaires, qui ne sauraient atteindre à aucune expérience immédiate, pure ou encore première. Ainsi, loin de constituer des principes fondateurs, ces énoncés protocolaires ne sont-ils, au mieux, que des origines chronologiques de la connaissance scientifique qui, loin d’être vrais, ne pourraient être posés que comme étant vrais par le simple sentiment d’une conviction partagée par les chercheurs, ce qui réduit la science à une forme de pragmatisme. Le rapport des symboles à l’expérience vécue est donc et même doit être d’une autre nature que celui des énoncés protocolaires. Une « grille de lecture » y préside : l’élaboration d’une science de la nature ne peut se trouver, par exemple et selon G.-G. Granger, que dans un « référentiel » – comme en témoigne le passage de la physique aristotélicienne des qualités sensibles à la physique métrique de la mécanique de Galilée et Descartes, poursuivie par celle de Newton qui y adjoint la dynamique –, par où il faut entendre un schéma de relations mathématiques et algébriques reliant les symboles issus d’une capture expressive des traits de la réalité, et qui symbolise opératoirement les relations entre les dimensions constitutives des phénomènes.
Enfin, en un troisième et dernier moment, vous soulignez, en référence à G. Bachelard, que la physique contemporaine va beaucoup plus loin qu’une simple description des phénomènes lorsqu’elle couple le « rationalisme appliqué » et le « matérialisme technique » ; la science non seulement y trouve des garanties réelles d’objectivité, mais aussi, avec ce couplage resserré, elle dépasse les lois phénoménologiques en les démontrant au lieu d’en rester à leur dimension descriptive (comme, par exemple, les équations de Balmer et de Rydberg qui trouvent leur vérité dans la science quantique de Bohr, ou encore le boson de Higgs qui trouve sa démonstration dans la théorie de Jauge avant qu’il ne soit découvert dans la réalité même). Selon Bachelard la mathématique est donc « une pensée sûre de son langage » dont les relations possibles a priori offrent des modèles qui transcendent le réel actuel, qui n’en est qu’une actualisation particulière ; ce pourquoi Bachelard invente le syntagme de “ nouménologie ”, qui fait référence au “ noumène ” kantien mais en l’infléchissant pour en synthétiser la négativité (la chose en soi censée limiter toute notre connaissance) et la positivité (la chose en soi saisissable par une intuition intellectuelle cependant impossible pour l’homme), le symbolisme mathématique étant alors conçu comme saisissant la cause cachée, nouménale, des phénomènes réels d’ordre physico-chimique. Ce symbolisme mathématique configure, en effet, des possibles qui débordent et transcendent le réel qui n’en est qu’une particularisation ; mais encore faut-il pour cela que le réel soit provoqué techniquement selon une ontogénie technique adéquate à l’ontogénie mathématique débordant le réel actuel de toute part, ce qui témoigne de la puissance des symboles scientifiques dans la physique et la chimie qui atteignent ainsi les « feuillets » même de l’Être ; et ce, de façon toujours plus profonde.
Ainsi, concluez-vous, les symboles scientifiques expriment-ils certains traits (et non tous les détails) constitutifs de la réalité, selon un symbolisme “ caractéristique ” (Leibniz) qui, axiomatisé par des principes et réglé syntaxiquement dans ses opérations, transcende le réel en saisissant les noumènes des phénomènes. De plus, couplé à la technique, ce symbolisme scientifique peut aller jusqu’à recréer la nature, ce qui témoigne de sa portée tout à la fois ontogénétique et ontologique. Mais reste cependant, en rappel de votre premier moment, que la discursivité des raisonnements scientifiques ne peut se passer d’un recours à un métalangage exprimé dans une langue naturelle.
Joël GAUBERT