Eric DUFOUR, 18 avril 2014
Merci, monsieur Dufour, de votre propos à la fois savant et vivant.
Vous annoncez d’emblée, à propos de la question de savoir ce qu’est une appréciation légitime d’un film, le premier point que vous allez aborder : la conception formaliste (comme chez Epstein et Lukacs, dans les années 1920), qui provient de la question de l’essence même du cinéma, ce théâtre du pauvre, comme le film d’art en France et le film d’auteur en Allemagne. Cette conception établit, selon Wiegener notamment, que la cinétique représente ce que le théâtre ne peut pas représenter, et cela grâce à la mise en forme technique, imagée plutôt que discursive, qui exprime un contenu de sens, ce que reprennent notamment Les Cahiers du cinéma, dans les années 1950 en France, comme chez Truffaut (en référence aux Amants du Capricorne de Hitchcock, par exemple), conception qui n’est donc pas radicalement formaliste, puisqu’elle n’exclut pas la narration ni le figuratif.
Puis, vous en venez à la conception politique et sociale de l’appréciation d’un film, en référence notamment à Vertov et, surtout, Eisenstein, pour qui le cinéma est essentiellement politique, relatif aux rapports de classes économiques, sociaux, politiques et culturels (sexuels, par exemple) et conforme à l’idéal communiste, à l’encontre du cinéma américain qui désocialise et dépolitise les personnages et l’intrigue, et avec lequel Noël Burch rompt (dans les années 1950) pour fonder une conception « contenuiste », féministe par exemple, sans pour autant négliger la mise en forme, du récit politique notamment. Le formalisme et le « contenuisme » ne s’opposent donc pas absolument, la valeur d’un film ne se réduisant évidemment pas à celle de son contenu mais tenant surtout à la mise en œuvre de ses procédés techniques proprement cinématographiques, la question demeurant de savoir, insistez-vous, si le formalisme ne véhicule pas lui-même des contenus et conceptions politiques.
Puis vous en venez à la critique de ces deux conceptions, formaliste et politique, en référence au formalisme musical d’Edward Dantzic, notamment, mais aussi de Nietzsche (dans Humain trop humain), qui fait que l’œuvre musicale – et cinématographique – devient un objet destiné aux spécialistes, et donc hors de portée de celui que ne connaît pas le « solfège cinématographique », dites-vous, tout comme la conception politique qui présuppose, elle aussi, un savoir (politique) chez le créateur comme chez le récepteur, ce qui destitue tout jugement qui n’est pas expert, alors que l’appréciation véritable ou légitime (d’un film) réside dans le plaisir, qui renferme à la fois du « comprendre » (selon Kant) et du « vouloir » (selon Nietzsche), en référence à un horizon d’attente.
Cela vous amène, en un dernier point, à la sociologie de la réception et à sa précieuse notion d’« usage », c’est-à-dire à une certaine participation du spectateur qui projette sur l’œuvre ses propres conceptions et pratiques, ou encore ses actes sémiques (chargés de sens) ou ses propres appréciations, qui diffèrent selon les récepteurs-auteurs (si l’on peut dire). Mais, insistez-vous en concluant, la sociologie de la réception demeure dans le domaine du discours sur l’œuvre (en rendant l’appréciation profane aussi légitime que celle de l’expert), alors que la véritable appréciation est celle qui donne forme à un mode de pensée ou à une manière d’agir et même de vivre, comme en référence à Scarface, par exemple, pour les jeunes de banlieue, le film constituant alors un modèle ainsi que le personnage de Tony Montana, cet usage non verbalisé du film fondant une quasi-vision critique du monde, qui relève d’un usage pratique (courant) et non pas/plus d’une expertise théorique (savante).
Joël Gaubert