Science-fiction et philosophie

Conférence du 23 octobre 2024

Merci Léo Lemaistre de votre propos à la fois instruit et réfléchi, et donc stimulant.

Vous annoncez d’emblée le mouvement d’ensemble de ce propos qui s’articule selon trois moments : 1 – Qu’est-ce que la science-fiction ? ; 2 – Quels sont les rapports de la science-fiction et de la philosophie ? ; et 3 – Que pouvons-nous en retirer sur le plan épistémique ?

Qu’est-ce qu’un énoncé fictionnel, demandez-vous tout d’abord, en référence à la distinction qu’instaure G. Frege entre « sens » et « référence » : par exemple, le nom propre d’Ulysse, dans l’épopée L’Odyssée, n’ayant pas de référence dans la réalité effective, tout énoncé linguistique le concernant est sans valeur de vérité, n’est ni vrai ni faux ; alors que B. Russell en conclut, lui, que ce sont des énoncés faux. Cependant, ces conceptions linguistiques furent évincées par J. Searl, qui cherche, dans sa théorie des actes de langage, à comprendre les énoncés langagiers non plus dans le champ purement linguistique mais dans le contexte pragmatique plus large de l’interaction des locuteurs entre eux et au monde, qui les conditionne voire les détermine, ces énoncés fictionnels possédant, en outre, la fonction ludique d’ouvrir à un monde imaginaire. Vous précisez alors (en référence à U. Eco) que la science-fiction comporte un ensemble de conventions se rapportant à une encyclopédie qui constitue comme la toile de fond de la compréhension du lecteur, et qui n’est pas la même que celle de la littérature en général, mais une xéno-encyclopédie en ce qu’elle introduit une dimension spécifique d’altérité, insistez-vous en référence à R. Saint-Gelais, et donc de nouveaux objets et de nouveaux modes et mondes de représentations, ce qui peut être comparé au discours philosophique.

Vous en venez ainsi au second moment de votre propos, consacré aux rapports entre la science-fiction et la philosophie, qui opèrent toutes deux sur le mode conditionnel contrefactuel de : « Que se passerait-il si X … ? », où il s’agit, pour l’auteur, d’élaborer des hypothèses et, pour le lecteur, de les tester en référence à ses croyances habituelles. Cette science-fiction spéculative fait alors de la philosophie conçue et pratiquée comme « expérience de pensée », profondément vécue par le sujet, dites-vous en référence à T. Kuhn (comme, par exemple, dans la fiction de l’existence d’un malin génie). Plus encore : la science-fiction spéculative détient la capacité de nous obliger à clarifier, voire à rectifier nos concepts philosophiques, comme dans la nouvelle de Greg Egan dont vous proposez une étude de cas philosophique : « Des raisons d’être heureux », 1997 (où le personnage central est amené à réfléchir sur les conditions de son bonheur). Ce récit de science-fiction, par la vertu de ses stratégies narratives (personnages, décors, intrigue…), fait alors signe vers, ou même conduit à la recontextualisation de la question du bonheur, et même à une reproblématisation de la vie heureuse, notamment en termes de raisons explicatives et raisons justificatives (alors même que le protagoniste de cette nouvelle ne dispose pas de cette distinction fondamentale).

Vous en venez alors, en votre troisième et dernier moment, à demander si ces expériences de pensée de la science-fiction spéculative peuvent produire de nouvelles connaissances, ce à propos de quoi les positions des théories épistémologiques de la science-fiction divergent à l’intérieur d’un spectre ouvert de façon maximale entre la réponse positive de J. R. Brown et la réponse négative de J. D. Norton.

Vous concluez à propos de ce que l’on peut, et même doit le plus espérer de ces expériences de pensée de science-fiction spéculative : elles sont à utiliser de façon descriptive plutôt qu’explicative et, surtout, justificative, ce qui nécessite un standard fort de concevabilité et, surtout, un puissant travail de conceptualisation, comme des outils, donc, et même des partenaires tout à fait légitimes pour faire de la bonne science et de la bonne philosophie.

Joël Gaubert