Santé, maladie et médecine selon Nietzsche | Résumé

1er février 2019

Merci, André Stanguennec, pour votre propos toujours à la fois érudit quant au fond et rigoureux dans la forme.

Dans un premier temps, vous distinguez les trois théories philosophiques classiques de la vie : le mécanisme (qui est un monisme matérialiste), le finalisme (qui pose que des fins régulent les phénomènes vitaux, qu’elles soient externes ou internes) et le vitalisme qui, lui, est dualiste puisqu’il distingue les forces matérielles et les forces vitales (que ces forces vitales soient matérielles ou immatérielles, et même spirituelles, comme chez Schelling et Bergson notamment).

Puis vous précisez la position de Nietzsche, qui relève à ce propos d’un certain finalisme, d’une volonté de puissance orientée finalement, comme vouloir vers la puissance, la volonté de puissance humaine étant la résultante de volontés de puissances matérielles (ce qui est inadmissible d’un point de vue kantien, notamment, qui s’en tient à une forme de finalité justiciable d’un simple jugement de réflexion), l’organique étant, selon Nietzsche, dérivé, rare et même fortuit tout en étant orienté vers un telos (mais non pas un skopos, un but) qui est la puissance.

Vous en venez, en un second temps, à la typologie des volontés de puissance chez Nietzsche, qui est essentiellement marquée par le conflit entre les valeurs fortes (qui visent positivement la vie de soi) et les valeurs faibles (qui ne s’affirment, elles, que de façon négative car réactive à l’égard des autres), tout corps ou individu organique étant divisé par ces deux types de valeur : il y a ainsi une faiblesse du fort et une force du faible. Cette nouvelle axiologie suppose donc l’auto-affirmation de soi du corps sous la forme d’un gai savoir, ce qui distingue la pensée nietzschéenne du finalisme (tout comme du vitalisme) spiritualiste, puisqu’elle s’oppose à tout dualisme substantiel (de la matière et de la pensée, notamment, comme chez Descartes et dans le christianisme), en affirmant, donc, un monisme de l’âme et du corps, l’âme n’étant ici qu’un mot pour désigner une dimension du corps (comme Nietzsche y insiste dans Ainsi parlait Zathoustra, 1883-1885). Mais Nietzsche critique radicalement aussi le mécanisme matérialiste, dont le tort est de réduire les corps à de la matière inerte. L’explication du vivant par la volonté de puissance propose donc une troisième voie dépassant l’opposition du vitalisme et du mécanisme.

Nietzsche élabore ainsi une forme de rationalité, non pas doctrinale mais méthodique au sens où il est un penseur rationnel (comme on le voit dans l’Avant-propos de Humain trop humain, 1878), lorsqu’il parle, notamment, de la grande raison du corps (critiquant au passage la théorie romantique de la sympathie), du corps du soi dont la sagesse est intégrative de fonctions en conflit (végétatives, sensitives et intellectives), tout soi comportant des rapports de commandement à obéissance ; une sagesse de l’intelligence, critique, prudente, soigneuse, plus complexe que l’intelligence du cerveau. Cela débouche sur la figure du médecin-philosophe tout comme sur celle du surhumain, la distinction force-faiblesse devenant distinction santé-maladie. La santé est un trop plein de force qui, pour se réaliser soi-même, expérimente l’adversité (dont la maladie), santé forte dont diffère la santé faible ; la maladie peut donc être bonne ou mauvaise selon la volonté de puissance qui l’interprète ou l’évalue, maladie que la santé forte domine (« ce qui ne me tue pas me rend plus fort » ; « il faut vivre dangereusement »), la santé faible, qui cherche à dominer le milieu pour en jouir, ne pouvant, finalement, qu’en pâtir. La distinction du normal et du pathologique en ressort transformée, l’asymétrie entre force et faiblesse s’ouvrant à une interprétation de types moraux en rupture avec la théorie quantitative et faible d’Aristote relative aux vertus. La théorie nietzschéenne, rappelez-vous, n’est pas étrangère à la constitution corporelle forte de Nietzsche, les maladies renforçant sa grande santé active.

En un troisième et dernier temps, vous en venez à la fécondité pour la postérité de la pensée de Nietzsche, qui s’ouvre à une phénoménologie de l’intentionnalité d’un corps signifiant (comme chez Merleau-Ponty), radicalement différent du corps objectivé par l’autre (comme par la science essentiellement). Cette pensée ouvre aussi la voie d’une nouvelle compréhension des rapports du tout et des parties, en matière de biologie notamment, chaque cellule étant ouverte à la totalité de l’organisme. On peut aussi trouver un troisième apport à la pensée contemporaine chez Canguilhem, dans la distinction entre santé « normative » (forte et supérieure) et santé statistiquement « normale » (faible et inférieure). Enfin, dans la médecine actuelle, la distinction entre le « se sentir vivre » et le « se sentir malade » s’en trouve éclairée. Cela peut permettre, en outre, d’interpréter le rôle fécond de la maladie chez des créateurs tels que Dostoïevski et Van Gogh.

Vous concluez que la conception nietzschéenne de la vie a ressuscité l’ancienne « Querelle de l’athéisme » qui, dans l’Allemagne de la fin du XVIIIe siècle et à l’occasion de l’accusation d’athéisme portée contre Fichte, a divisé les partisans et adversaires de Spinoza. Nietzsche, qui aurait pu dire ‘‘Deus sive natura’’, propose une conception non-mécaniste de la nature, interprétée comme Phusis, selon laquelle la guerre anime et animera éternellement le monde (cette relation de conflit permanent habitant chaque être vivant, dont l’homme lui-même), ce qui le distingue radicalement de Spinoza, penseur de la pacification par les puissances actives, tout comme de l’universalisme kantien fondateur de la conception pacificatrice du monde culturel moderne par la médiation du droit. À ce propos, affirmez-vous fermement, on ne peut que choisir de manière exclusive entre Nietzsche et Kant.

Joël Gaubert