Résumé : Esthétique environnementale et nouvelles pratiques artistiques

Conférence de Patricia Limido, 6 mars 2020

Dans un propos à la fois érudit et très éclairant, vous présentez « l’esthétique environnementale » dont le projet consiste à théoriser l’expérience esthétique de multiples objets, dont font partie les choses et les environnements naturels de même que les environnements humains inscrits dans la nature. Vous en montrez les enjeux théoriques et pratiques tout en indiquant, en parallèle, des pratiques artistiques novatrices qui interviennent dans nos environnements naturels et humains en modifiant nos regards, voire en mobilisant nos conceptions éthiques et nos pratiques politiques.

Votre propos se déploie en trois temps. Le premier consiste dans la présentation des principes et des enjeux de l’esthétique environnementale. Le deuxième consiste en une interrogation critique : en quoi s’agit-il bien encore d’une esthétique ? Le troisième consiste à indiquer les pratiques artistiques novatrices qui font évoluer le modèle de l’art ; modèle enrichi depuis longtemps au-delà des œuvres d’art et que n’a pas pris en compte « l’esthétique environnementale » lorsqu’il s’est agi de critiquer le modèle de l’art pour fonder historiquement et logiquement sa pertinence.

Dans le sillage de la philosophie analytique, « l’esthétique environnementale » prend ses distances par rapport à la philosophie esthétique de l’appréciation subjective des œuvres d’art censée être porteuse de la définition du beau, de même que d’une esthétique subjective de la nature qui en fait le « miroir » de l’art : un « tableau » pittoresque. Au-delà des objets d’art offerts à l’appréciation esthétique, sont pris en compte les objets naturels, les objets artificiels, techniques, ainsi que les environnements naturels et humains, mais détachés du « pittoresque ». Ce qui, notez-vous, est une extension déjà opérée par les pratiques artistiques (M. Duchamp, A. Warhol).

Le principe de l’appréciation esthétique est, selon Allen Carlson, la connaissance. Cette norme consiste à devoir apprécier esthétiquement les « objets », les « environnements », les entités naturelles et artificielles, y compris les œuvres d’art, par leur mode de production (genèse) et par leurs propriétés intrinsèques (essence), voire leurs fonctions. Ainsi les sciences naturelles (géologie, écologie, biologie, physique) ont un primat sur l’appréciation subjective des seuls jeux de formes et de couleurs pour apprécier les entités naturelles. Telle est « l’esthétique naturaliste » de Carlson : un cognitivisme. De même, la connaissance de l’histoire de l’art et de la production d’une œuvre d’art est nécessaire à l’appréciation esthétique complète d’un objet d’art. Quant aux objets et aux environnements artificiels (ville, jardin, architecture, par exemple), il faut également en connaître l’origine, l’essence, la structure systématique ainsi que les fonctions du tout et de ses éléments.

La condition nécessaire d’une bonne appréciation esthétique est donc cognitive. Et, concernant les environnements naturels ou humains, il conviendra d’en saisir la cohérence systémique, les relations fonctionnelles entre toutes les entités qui constituent l’environnement en question, dont l’extension spatiale, la structure systémique sont sujets aux changements synchroniques et diachroniques. Mais cette appréciation esthétique ne va pas sans difficultés quand il s’agit des environnements humains ; car, ici, l’immersion de l’homme dans l’environnement rend difficile l’appréciation objective qui suppose une distance par rapport à « l’objet ».

Cette perspective d’Allen Carlson se retrouve chez Nathalie Blanc qui, cependant, insiste sur la dimension sensible du vivre-ensemble et donc sur les questions politiques engendrées par les expériences esthétiques des environnements naturels et humains. Ce en quoi se laissent repérer les enjeux éthiques et politiques de « l’esthétique environnementale ». Esthétique qui peut, sinon fonder, du moins argumenter en faveur d’une éthique environnementale, puisque l’esthétique cognitiviste est objective et universalisable en droit, ce qui permet la justification de raisonnements éthiques pour préserver et habiter les environnements naturels et humains.

Mais, dites-vous, avons-nous bien affaire encore à une esthétique si celle-ci est cognitiviste ?

Si le modèle de l’esthétique est pris chez Kant, qui insiste sur le seul jeu des formes et des couleurs suscitant un « plaisir pur de réflexion » provenant du jeu des facultés « d’imagination » et «  d’entendement » dans la réception esthétique d’une œuvre d’art, alors ce n’est plus une esthétique authentique.

Rien dans l’appréciation esthétique des environnements naturels et humains ne semble y permettre un jugement de goût pur. Les « objets » à appréhender sont indéfinis, sans limites claires, variables, changeants, dynamiques, et nous-mêmes sommes immergés comme être naturels, être de désirs et êtres de culture dans ces environnements.

Reste que l’appréciation esthétique cognitiviste est bien une esthétique et que l’exigence d’objectivité qui seule peut fonder l’universalité de ce jugement esthétique pour permettre une discussion rationnelle esthétique et éthico-politique sur les environnements – est elle-même possible. Même si on reconnaît et si on insiste sur l’engagement (A. Berléant, R. Hepburn) et sur l’immersion de l’homme dans son environnement, il est possible pour l’homme d’éviter la confusion par l’organisation d’une dualité interne de sa subjectivité entre acteur et spectateur. D’ailleurs, n’est-ce pas déjà le cas pour l’appréciation esthétique de l’architecture ? Elle appelle bien cette dualité, cette distance pour trouver le bon point de vue, la bonne perspective. De plus, des pratiques artistiques depuis 1960 invitent les spectateurs à s’immerger dans un spectacle (Ernesto Neto 2006 ; James Turell).

Mais, il reste vrai que de telles expériences ne sont pas superposables à une balade en forêt, au motif premier qu’il est difficile d’être spectateur d’une unité de l’environnement dans le temps même de cette balade. L’unité se dérobe.

Le détachement, le dégagement semble donc parfois difficile, ce qui ruine la possibilité même de l’appréciation esthétique cognitiviste qui vire alors à la seule expérience sensible et émotionnelle refermée sur l’individualité, la singularité du sujet.

Enfin, nouveau rebondissement : on pourra s’interroger sur la possibilité d’une mise entre parenthèses des conditionnements culturels particuliers qui peuvent empêcher l’appréciation cognitive désintéressée dont l’objectivité peut produire un assentiment universel. Yves Michaud parle en ce sens d’une « esthétisation généralisée » par une contamination du regard imprégné de références culturelles de type esthétique.

Cependant, cette dernière objection n’est pas dirimante. W. Benjamin invoque le spectateur de cinéma comme à la fois expert et distrait. Même dans la distraction, le regard est travaillé par des références culturelles maîtrisées. L’appréciation esthétique va donc également de pair avec une cognition. Donc, l’appréciation esthétique des environnements peut être imprégnée par des modèles culturels qui, cependant, peuvent être reconnus et constituer une référence commune discutable, de telle sorte que l’appréciation esthétique soit tout de même universalisable en droit.

Dès lors, dites-vous, ce sont de multiples comportements adossés à de multiples références esthétiques, éthiques, politiques, qui peuvent se réclamer d’une « appréciation esthétique » qui conserve comme condition nécessaire de sa validité, de son authenticité, la cognition. Ce qui se laisse penser sous les deux traits reconnus par J.-M Schaeffer : l’expérience attentionnelle et l’engagement affectif dans une expérience sensible, hédonique, en réconciliation avec soi et avec le milieu.

Pour finir vous notez que bien des pratiques artistiques, non aperçues par les tenants de « l’esthétique environnementale », pourraient être articulées à cette esthétique. Vous voyez trois grands types de pratiques développant cette nouvelle sensibilité aux environnements : les arts d’exposition (faire voir, faire sentir la nature par des jardins, des herbiers, des films documentaires…) ; les arts processuels (montrer l’invisible dynamisme des entités naturelles) ; les arts de fabrique (le spectateur fabrique un objet, se déplace dans des lieux périurbains et retrouve un rapport ancien à la nature…).

Illustrant la synthèse de ces trois types, vous évoquez, en conclusion, l’aménagement du parc naturel de Camargue par Tadashi Kawamata qui lie esthétique, éthique (protection et habitabilité de la nature) et politique (aménagement démocratique de l’environnement).

Michel-Elie Martin. 6 Mars 2020