Conférence du 18 janvier 2018
Merci, Monsieur Le Blay, de votre propos à la fois savant et captivant.
Vous partez de la notion de parrêsia telle qu’on la trouve chez Michel Foucault (dans ses cours de 1982-83), c’est à dire d’un discours de vérité en général et donc polysémique, pour l’introduire dans le champ de la relation clinique du médecin et de son patient, en insistant sur la parenté de la philosophie et de la médecine (dont le cabinet est le lieu d’une souffrance, selon Epictète).
Puis, vous annoncez vos trois « entrées » dans la notion de parrêsia : la vérité, la franchise et l’autorité, en les appliquant, donc, aux rapports du thérapeute et de son patient, pour vous demander s’il y a bien une vérité médicale, qui pourrait être dite avec franchise par le médecin au malade, et donc fonder le rapport d’autorité en question dans cette relation.
En référence à Hippocrate (-460, -377) et à Galien (129-216), qui commente les Épidémies (1 et 6) d’Hippocrate, vous précisez qu’il y s’agit bien d’un rapport de combat du médecin contre la maladie mais aussi contre le patient, ainsi que d’un devoir du patient à l’égard du médecin, ce qui rééquilibre, voire inverse, la déontologie hippocratique. Galien précise l’éthique du médecin (Épidémie 6) : la règle du juste milieu dans le comportement du médecin, qui y est essentielle, mais aussi celle de la prise en compte de la pathologie et même de la psychologie singulières du malade, qui peut aller jusqu’à justifier un écart par rapport à la règle du juste milieu, en présentant au patient l’apparence (discursive notamment, persuasive même) qui convient le mieux à la personne du malade, en référence aux Charitès relevant de la convenance sociale, des élégances et gracieusetés du médecin, qui peut aller jusqu’à s’écarter de la vérité pour plaire au patient, mais toujours en vue d’obtenir l’acceptation de celui-ci dans le cadre d’une prescription adéquate et d’un traitement efficace. Mais Galien refuse la tromperie que comporte la déontologie hippocratique, selon laquelle un diagnostic négatif peut et même doit être caché au patient, ce qui pose le problème de l’annonce du diagnostic du médecin au malade.
Dire le vrai, selon Hippocrate, relève du modèle épistémologique de l’adéquation du discours à l’objet dont il traite, alors que pour Galien il s’agit surtout de ne pas commettre un mensonge à l’égard du patient, ce qui ressortit du domaine de l’éthique. Cette différence vient du fait que Hippocrate est le fondateur de la médecine comme technè : un savoir-faire relevant d’un savoir objectif, alors que Galien doit adapter et même rectifier ce modèle dans le contexte culturel de son époque. Le problème de fond devient donc de savoir s’il faut annoncer un diagnostic objectif ou veiller, bien plutôt, à sa bonne réception par le patient, ce qui pourrait légitimer une dissimulation à l’égard de ce dernier. À ce propos, faites-vous remarquer, l’actuel droit du malade à l’information peut encore, lui-même, être aménagé en fonction de la réception prévisible du diagnostic par le patient.
Cela vous en fait venir sur le terrain de l’épistémologie, où se pose la question de la certitude médicale. Or là où les Anciens parlaient d’art médical, nous parlons aujourd’hui de science médicale, alors que la médecine est un art conjectural comportant une forte composante d’empirisme et même une dimension essentielle de fortuna (hasard), le médecin pouvant être considéré comme le premier des sceptiques parmi les scientifiques : les médecins ne guérissent pas tous les malades et des malades guérissent sans médecin.
Vous insistez alors sur l’opposition de deux écoles : la conception scientifique hippocratique et la médecine empirique, que Galien a lui aussi combattue en pointant le statut ambigu de la vérité en médecine, notamment en comparant le médecin et l’architecte pour insister sur la réussite du second là où le premier peut échouer (la nature faisant le plus souvent l’essentiel, jusque dans la réussite).
Vous vous référez alors à Philippe Mudry, qui radicalise le propos quant à la maladie grave, en insistant sur le refus par Celse (-29, 37) de la binarité du diagnostic, les signes pouvant être trompeurs, la chirurgie étant, dans ce cadre, la plus certaine des médecines (alors que Galien se montre très réticent vis-à-vis de la chirurgie).
Selon Dominique Folscheid, la médecine comporte une dimension conjecturale et morale qui lui confère une obligation de moyens mais non pas de résultat (contrairement au garagiste qui est obligé au résultat bien plutôt qu’aux moyens), la médecine étant plutôt du côté de la nature que de l’artifice. Selon Galien, auquel vous en revenez, c’est parce que la médecine comporte moins de certitude que les autres arts qu’elle doit comporter une dimension éthique.
Puis, vous amorcez votre conclusion en référence à Giordano Cardano (1501-1576) relativement au traitement de la phtisie, qu’il a une fois guérie par chance, estime-t-il lui-même (alors qu’il se prenait pour le génie de son époque), ce qui lui fait justifier la prudence relativement au pronostic vital, qui est confronté au progrès médical : tout pronostic est conjectural, hypothétique, insiste Cardano, en référence au précepte hippocratique essentiel : « D’abord ne pas nuire au malade », acceptant ainsi une incompétence de l’homme à l’égard de l’art médical. Toute situation pathologique étant inédite, singulière, c’est la science médicale elle-même qui se remet sans cesse en question, cette instabilité épistémologique créant la nécessité éthique : mais alors, demandez-vous en retrouvant le début de votre propos, comment parler vrai face à un tel relativisme, le parrêsiaste rejoignant ici le philosophe ?
Joël Gaubert