Résumé : Faut-il vraiment respecter la nature ?

Conférence du 11 octobre 2019

Merci, Joël Gaubert, pour votre propos riche et dense sur un sujet difficile et très actuel : le respect de la nature.

Votre réflexion procède en trois temps, trois moments.

Tout d’abord, dans un premier moment, vous évoquez la maîtrise de la nature exercée par la science et la technique contemporaines, issues de la révolution des sciences et des techniques fondatrice des Temps modernes. En effet, depuis Galilée et Descartes, au moins, la nature est conçue comme un continuum spatio-temporel homogène régi par des lois mécaniques, d’ordre physique. L’homme, tout en se concevant comme créature de la nature mais différente des autres (animaux, végétaux et minéraux) de par la possession et l’exercice de sa raison, se pose en « sujet » faisant face à la nature, alors conçue comme simple « objet » ou ensemble d’objets. Il se pense ainsi comme étant à la fois capable matériellement et autorisé moralement à devenir « comme maître et possesseur de la nature » (Descartes). Mais ayant tendance à oublier la mesure du « comme », il fonde sur sa science analytique l’exercice de sa puissance technique, opératoire, sur la nature (perçue comme monde ambiant et conçue comme totalité englobante), avec une « démesure » qui le conduit à désirer transformer techniquement la nature en lui-même, jusqu’en sa propre constitution génétique (comme dans le transhumanisme). Et, dans ce processus dit de « progrès » (« Science/Progrès/Bonheur »), il n’est pas sûr que la santé ni le bonheur soient encore des finalités visées par l’homme, puisque les effets en sont destructeurs pour la nature et donc potentiellement suicidaires pour l’humanité elle-même : l’homme ne doit-il pas, alors, en (re)venir à plus d’humilité pour, effectivement, « respecter la nature » plutôt que de la violenter ?

En effet, les limites et les pathologies de ce modèle anthropo-centrique mécaniste sont aujourd’hui manifestes. Ontologiquement : peut-on réduire la nature à un ensemble de choses calculables et d’objets manipulables ? Pratiquement : peut-on réduire l’action de l’homme (sur la nature et sur lui-même) à la seule opération techniquement efficace et économiquement rentable ? La maltraitance animale, certaines manipulations génétiques chez l’homme et les méfaits engendrés sur la biosphère entière jusqu’à la planète-terre, peuvent en faire douter. En outre, sur le plan social et politique, le règne d’une éthique post-humaniste fondée sur les intérêts égoïstes d’un sujet atomisé (homo economicus-technicus-juridicus) risque bien de disloquer le lien social, de hiérarchiser physiquement, psychologiquement et sociologiquement les hommes dans un Léviathan mondial où la minorité des plus riches et puissants dominerait une multitude anonyme devenue superflue et destinée, elle, à une mort violente. L’utopie moderne vire alors à la dystopie post-moderne dans une atmosphère de fin du monde, comme en témoigne de plus en plus la science-fiction contemporaine.

Pour éviter une telle issue, ne faut-il pas reconnaître que l’homme appartient plus à la nature que celle-ci ne lui appartient ? Cette interrogation ouvre votre deuxième moment.

Ainsi, la culture elle-même, bien plutôt que de témoigner de la liberté de l’homme, n’est-elle pas commandée par la nature ? En effet, l’âge de sensibilité (naturel) ne précède-t-il pas mais aussi ne règle-t-il pas l’âge de raison (culturel), jusque dans les productions les plus élevées de l’homme, comme dans l’amour inter-individuel dont les « affinités électives » (Goethe) trouvent leur source dans la nature elle-même ? Le « contrat social » et l’État qui en est issu ne sont-ils pas eux-mêmes pensables comme des produits (indirects) des passions naturelles, comme la peur de la mort violente (Hobbes, Kant, à des égards différents) ? Tout comme les formes les plus sublimes de la culture humaine – la morale et la religion satisfaisant au besoin de sécurité et au désir d’immortalité -, qui proviendraient alors de la « vie », d’un « élan vital », d’une « énergie créatrice » (Bergson), ou encore d’une « sympathie » spontanée et universelle (la nature étant ici pensée comme phusis) susceptible de faire bien vivre ensemble tous les hommes comme tous les autres êtres naturels. Cela devrait donc commander chez l’homme, en retour, un respect absolu de la nature, sans condition ni limite, comme y appelle par excellence le Romantisme, dont le profond sentiment de la nature anime l’écologisme contemporain.

Mais les limites et les pathologies de cet éco-bio-centrisme vitaliste ne sont-elles pas aussi évidentes que celles de l’anthropo-centrisme mécaniste ? Ontologiquement : peut-on ainsi (re)sacraliser la nature pour y « soumettre » l’homme totalement, comme aux temps mythico-religieux les plus archaïques ? Pratiquement : peut-on ainsi valoriser positivement et totalement la nature pour en faire un modèle parfait à imiter en tout : n’y aurait-il pas, quand même, des catastrophes naturelles, des virus naturels, que l’homme devrait combattre pour s’en prémunir ? L’anti-humanisme théorique ne se radicalise-t-il pas ainsi, logiquement et tragiquement, en un anti-humanisme pratique, jusqu’au fondamentalisme et au terrorisme d’une violence néo-révolutionnaire contre les hommes au nom de la « préférence naturelle » ou « animale », surtout, chez certains des adeptes d’Aldo Léopold et de Peter Singer ? La lutte légitime contre la maltraitance animale prenant alors la forme d’une critique radicale des droits mêmes de l’homme comme relevant d’un « spécisme » anthropocentrique, la sympathique utopie pré-humaniste (la sympolitie symbiotique de l’homo socius-pragmaticus-religiosus) rejoint ainsi l’antipathique utopie post-humaniste dans leur commune rupture avec l’humanisme des Lumières.

Pour éviter tout autant la dystopie éco-bio-centriste vitaliste que la dystopie anthropo-centriste mécaniste, ne convient-il pas alors d’activer un humanisme « élargi » ?

Tel est le troisième moment de votre réflexion.

Il faut, tout d’abord insistez-vous, reconnaître à l’homme seul une spécificité dans la nature : celle d’être un « sujet », un être pour-soi et par-soi, ayant la « dignité » d’être une « personne », un « sujet moral » (Kant) qui, par là même, s’institue comme « sujet de droits » multiples dans et par la déclaration même des droits de l’homme et du citoyen. Ainsi l’animal ou la biosphère, par exemple, n’ont pas de droits supérieurs ni mêmes égaux à ceux de la personne humaine, n’en déplaise aux auteurs dits « anti-spécistes » (Regan) qui, dans la droite ligne des utilitaristes anglo-saxons, fondent le sujet de droits sur le degré de sensibilité de l’être vivant en question. Mais, symétriquement et contrairement à l’anthropo-centrisme mécaniste, l’homme doit accorder – et non pas « reconnaître » – des droits à la nature et, tout d’abord, aux animaux, du fait qu’ils ne sont pas des « animaux-machines » (Descartes) mais, précisément, des êtres doués de sensibilité, qui doivent susciter la compassion mais aussi le soin de la part des hommes, et non pas le « respect » que les hommes seuls se doivent réciproquement. Ces droits sont alors indirects et non-réciproques puisque ce sont des devoirs que seuls les hommes peuvent se donner à eux-mêmes à l’égard de la nature et des êtres qui la composent : des devoirs de protection, de préservation des autres êtres de la nature, des éco-systèmes, de la biodiversité, mais au motif éthique de l’entretien et de l’amélioration des conditions de survie, de vie commune et de vie bonne sur terre pour les hommes, pour les animaux et tous les êtres naturels.

Quant à la biosphère, à la planète-terre, à l’ordre global des êtres naturels, que les éco-bio-centristes posent comme « sujet » en en appelant, dès lors, à un « contrat naturel » (Serres) ou bien encore à une « nouvelle alliance » (Prigogine et Stengers) entre les hommes et la nature, il convient de critiquer le fondement d’une telle conception : un « contrat » ou une « alliance » ne se peuvent qu’entre des sujets libres et égaux, ce que la nature et ses autres éléments ne sont précisément pas. Il ne saurait donc être question ici, en toute rigueur théorique et éthico-politique, que d’un nouveau contrat social qui comprendrait une charte relative aux droits de la nature (dont particulièrement les animaux), que les hommes et les citoyens, les peuples et le genre humain se donneraient à eux-mêmes comme autant d’obligations à son égard. Ce à quoi la tradition républicaine, française notamment, n’est pas étrangère (de Rousseau à Clemenceau, en passant par Michelet et Victor Hugo), qui s’oppose ainsi à l’écologisme (dont l’animalisme) radical de la démocratie à l’anglo-saxonne dont l’utilitarisme et le pragmatisme font du bien-être (ou encore du bonheur entendu comme bien-être physique et psychique ou welfare) une valeur supérieure à toute autre, y compris à la liberté elle-même.

Vous en appelez donc, en conclusion, à une refondation républicaine de la démocratie (aux niveaux national et international) par la constitution d’un « nous » éthico-politique dans lequel chacun est reconnu comme personne à égalité de droits et de devoirs avec les autres pour délibérer raisonnablement quant aux termes de ce nouveau « contrat social » incluant non seulement les hommes, mais également la nature et ses autres éléments. Discussion instruite par une cosmologie et un cosmopolitisme désormais eux-mêmes éclairés par la conscience d’une commune destinée de l’humanité et de la nature, réactivant en l’élargissant l’humanisme des lumières, pour tâcher d’éviter les écueils de l’anthropo-centrisme mécaniste et de l’éco-bio-centrisme vitaliste par un exercice du jugement réfléchissant qui intègre en les limitant et dépassant les seuls usages de l’entendement calculateur exclusif et du sentiment empathique inclusif. Par là même, sur le plan éthico-politique, s’indiquent et se renouvellent les termes d’une nécessaire « transition écologique » qui soit juste socialement, libre politiquement et symboliquement éclairée par un homo symbolicus-theorethicus (à la recherche de la vérité théorique et du bien éthique) soucieux de conférer une prudence à sa science en limitant sa puissance par quelque sagesse.

Michel-Elie Martin