André STANGUENNEC : Les formes de l’être dans la religion, l’art et la philosophie
Merci, André Stanguennec, de votre propos toujours aussi savant et réfléchissant à la fois.
D’emblée, vous annoncez que vous partez à la recherche de l’émergence, de l’essence et du sens de la philosophie à partir de deux modèles théoriques séquentiels, celui de Hegel : art-religion-philosophie, et celui de Cassirer : religion-art-philosophie.
Il s’agit chez Hegel, dans La Phénoménologie de l’esprit (1808), des trois figures de « l’esprit absolu » achevant phénoménologiquement et dialectiquement la conquête de soi de l’Idée logique (qui tend vers le Savoir de l’Être) à partir de l’art issu de l’imagination grecque antique, dont la religion se libère progressivement en prenant le tout de l’Être et son Dieu créateur, unique et transcendant, comme objet de foi, et se dépassant à son tour en philosophie, qui est la religion (chrétienne : « la religion de la raison », dit Hegel) se comprenant elle-même conceptuellement, et sans l’appui (ou la médiation) de l’art, en ce qu’il demeure trop anthropologiquement centré. Mais, insistez-vous, la séquence cassirerienne, dans La Philosophie des formes symboliques des années 1920 : religion-art-philosophie (qui relèvent ici de « l’esprit objectif » en tant que formes de la culture découplées de la prétention au savoir absolu), rend mieux justice à l’art, qui donne la possibilité à l’homme de s’approprier le sens de l’être de façon plus autonome que dans la religion, comme les philosophes des Lumières y ont insisté.
En un deuxième temps, vous tirez les conséquences de ce choix du modèle cassirerien. C’est, tout d’abord, l’autonomie de l’esthétique cognitive, au sens kantien de connaissance des formes a priori de la sensibilité (l’espace et le temps), qui se libère de l’Idée onto-théologique. Puis, c’est le jugement de goût qui se rend autonome de toute idée de perfection de type divin en relevant de la production par l’homme de formes qui le spécifie en s’inquiétant de l’être de l’homme lui-même. Ainsi l’art s’inscrit-il dans une nouvelle séquence symbolique : religion-art-science-philosophie, genèse phénoménologique idéelle et non pas genèse historique empirique, Cassirer élargissant ainsi la critique kantienne de la raison en une critique de la culture qui examine les différentes visées de sens qui animent ces formes culturelles symboliques. C’est l’art, maintenant, qui s’autonomise à l’égard de la religion (et non plus le contraire), la transcendance et la légalité du sens de l’être apparaissant alors comme une production de l’esprit humain lui-même, qui passe ainsi de l’ordre du sacré à celui du profane, l’art constituant alors « un nouveau principe » (comme y insiste Cassirer dans le deuxième volume de La Philosophie des formes symboliques, 1925). Ce renversement d’origine met ainsi le soi du sujet humain au fondement de la donation (et non plus de la réception) du sens, ce que la science accentuera encore.
En un troisième temps, en effet, vous précisez les enjeux de cette double autonomisation de l’art et de la science (et donc de la culture), qui relèvent de l’auto-production humaine : l’art ne se réfère plus à une chose en soi qui mettait l’homme en situation de dépendance théo-ontologique (en dépendance du logos de l’être vis-à-vis du logos de Dieu), mais médiatise humainement la légalité des formes du sensible, légalité qui parvient alors à la forme de la science dont les objets sont corrélatifs à la sensibilité humaine et non plus à l’apparaître d’une chose en soi. Cette seconde voie, épistémologique, qui autonomise le sujet humain à l’égard de l’Être théo-ontologique, l’amènera, progressivement et dialectiquement, à la pensée philosophique transcendantale, qui se substitue ainsi à l’orgueilleuse ontologie dogmatique, tout en y dépassant l’inconnaissance des symboles ou Idées esthétiques qui visent l’absolu mais le pensent sans le connaître. Ainsi l’entendement scientifique peut-il substituer à l’imagination symbolique, mais non objective, de l’art, ses propres concepts objectifs selon une imagination devenue schématisante, qui construit la forme des phénomènes sensibles.
C’est alors que la science fait passer le langage de sa phase présentative (comme dans la religion et l’art lui-même) à sa phase proprement significative, purement intellectuelle, la philosophie venant à son tour réfléchir le statut des symboles scientifiques, qui sont arbitraires (au sens saussurien où le signe s’y libère de son référent et son signifiant de son signifié), faisant ainsi acquérir à l’esprit humain un nouveau stade symbolique critiquant la métaphysique dogmatique d’un point de vue d’abord « sceptique », puis « criticiste » (en référence à l’examen kantien de L’histoire de la raison pure dans Critique de la raison pure, 1781). La philosophie se libère alors de la science comme l’art s’était libéré de la religion, en se réfléchissant sceptiquement pour s’accomplir dialectiquement de façon criticiste, l’esprit humain s’orientant ainsi vers la productivité in-finie de la subjectivité humaine finie, proprement inobjectivable et donc tragiquement manquée et même recouverte par le physicalisme réaliste (empirique) tout comme par le formalisme structural (conceptuel) de l’époque contemporaine, alors qu’elle constitue pourtant leur propre condition de possibilité. Le plus grand danger est aujourd’hui, non plus le dogmatisme métaphysique, mais le réductionnisme des sciences, dont les sciences humaines elles-mêmes, où l’homme s’oublie dans sa propre productivité transcendantale (comme l’a bien mis en évidence aussi Husserl dans La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1936).
C’est, au contraire, posez-vous modestement mais résolument en conclusion, cette constructivité transcendantale du soi humain que recherche et retrouve votre propre « dialectique réflexive » (notamment dans votre gros-œuvre théorique : La dialectique réflexive, 3 vol. : 2006-2008-2013), consistant en une synthèse de dialectique (hégélienne) et de réflexion fondatrice (kantienne), tout comme le « néokantisme » de Cassirer se subordonne l’« hégélianisme », ce qui motive et justifie votre reprise de la séquence religion-art-philosophie, et non de la séquence art-religion-philosophie, en référence première à l’interprétation des symboles picturaux et poétiques.
Joël Gaubert