la Chambre noire de l’idéologie

Conférence du 10 janvier 2024, par André Stanguennec

André Stanguennec, vous proposez une lecture rigoureuse d’un texte célèbre de Marx et Engels extrait de l’Idéologie allemande (1) ; celui où apparaît la métaphore de la « camera obscura » pour rendre compte du processus idéologique renversant ou inversant le rapport réel de causalité entre la société et les représentations conscientes de la réalité. Vous annoncez quatre moments d’exposition : 1- La situation du texte dans l’Idéologie allemande ; 2- L’organisation du texte ; 3- Le commentaire du texte avec l’analyse de la camera obscura et de sa difficulté logique ; 4 Les hypothèses permettant de dépasser la difficulté et de fonder l’autonomie relative de l’esprit scientifique.

1-. L’œuvre a été écrite en 1845-1846 et publiée à titre posthume en 1932. Le texte prend place dans la partie portant sur Feuerbach. Il s’agit de s’opposer aux philosophies idéalistes de l’histoire (Hegel, Kant) de même qu’à une historiographie privilégiant les idées comme moteur du réel historique. À quoi Marx et Engels substituent la vie réelle, matérielle des hommes insérés dans les rapports sociaux et économiques.

2-. Vous discernez quatre parties dans ce texte. La première récapitule des propositions antérieures du texte. La seconde présente le lien de causalité entre les rapports de production et la structure sociale et politique de la société. Dans la troisième partie, Marx présente l’évolution des sociétés dans leurs différenciations et spécialisations entre la production économique, l’institution politique et le systèmes des idées (religion, mythe, philosophie) ; système accompagné des sciences qui inversent ou renversent leur manière idéologique de penser. La quatrième partie présente la métaphore de la camera obscura censée rendre compte de l’inversion de type idéologique.

3- La première partie du texte évoque ce qui précède le texte : l’histoire des modes de production et des rapports de production : communisme primitif, esclavagisme, féodalisme, capitalisme marchand et industriel. Marx et Engels se veulent scientifiques. Ils déterminent que chaque mode de production correspond à des rapports sociaux de production spécifiques et à une organisation politique déterminée de la société qui favorise la domination d’une classe sur une autre ; ce qui prend la figure d’une opposition entre la classe ouvrière et la classe bourgeoise capitaliste dans le capitalisme industriel du XIXe siècle. La deuxième partie du texte revient à préciser le lien de causalité réelle entre la vie réelle des individus producteurs et reproducteurs de leur condition d’existence dans des rapports de production déterminés et leur structure sociale et politique. Les rapports de production sont la cause réelle de la structure sociale et politique. Pour éviter la « spéculation », ne respectant pas les faits, et la « mystification », ne permettant pas aux hommes de s’approprier pratiquement leur histoire, il faut méthodiquement partir des conditions réelles d’existence des hommes, des individus déterminés » à la fois par leur place dans les rapports de production et par l’ensemble des déterminisme pratiques auxquels ils sont soumis. Ce à quoi s’ajoute cependant, précisez-vous, que, le plus souvent, leurs représentations conscientes de leur propre situation sont illusoires, idéologiques ; ce qui découle directement de leur détermination sociale et économique. La troisième et la quatrième partie portent explicitement sur la production des idées, des représentations de la conscience. L’idéologie renverse, inverse le rapport de causalité réelle entre la vie économique et l’ensemble des représentations conscientes ; comme dans la chambre noire de l’appareil photographique. La science, elle, renverse, inverse ce premier renversement tout comme le cerveau renverse l’image rétinienne pour obtenir une vision correcte de la réalité. L’idéologie est inhérente, nécessaire au processus de la vie des hommes. Et les spécialistes du droit, de la politique, de la métaphysique, sont pris dans ce processus d’inversion idéologique : ils contribuent à la perpétuer sans même le savoir en continuant d’y croire. La difficulté du texte se concentre, selon vous, sur le renversement, l’inversion seconde que la science opère contre le premier renversement ou inversion idéologique. En effet, ou bien la science opère automatiquement comme le cerveau qui inverse l’image rétinienne pour donner une image conforme de la réalité ; ou bien le renversement scientifique n’est pas automatique et nécessaire comme peut l’être un processus physiologique, et c’est l’esprit qui exige de sortir de l’idéologie, de s’en émanciper et de produire une autonomie critique spécifique de la science. Or c’est dans cette deuxième voie qu’il faut s’engager, si l’on retient l’exigence méthodologique de Marx. Mais Marx est silencieux quand il s’agit de rendre compte de l’autonomie relative de l’esprit scientifique.

4.- Ainsi vous en venez aux hypothèses non marxistes susceptibles de rendre compte de l’émergence de l’esprit scientifique en son autonomie.

a) L’hypothèse métaphysique de Descartes consiste dans la thèse d’un libre-arbitre de la volonté qui tient à distance les passions et qui peut opter pour la vérité. Il s’agit d’un don de Dieu qui a créé l’esprit de telle sorte qu’il peut méthodiquement, à partir des idées innées, atteindre la vérité. Mais après la critique kantienne des preuves de l’existence de Dieu, cette hypothèse manque de fondement.

b) L’hypothèse morale consiste à soutenir que la recherche de la vérité est un devoir moral de ne pas se mentir à soi et aux autres en construisant une communauté fondée sur la vérité objective, dont Bachelard parle par ailleurs comme de la « communauté des travailleurs de la preuve ». Ce devoir moral concret est suspendu à la règle fondamentale d’agir selon une règle universelle, de laquelle se déduit le devoir de se perfectionner intellectuellement et d’aider autrui à faire son bonheur dans le cadre de la morale. Mais, ce faisant, Kant postule, dans le cadre de sa doctrine morale, la liberté du sujet moral, son immortalité et l’existence de Dieu. Liberté pour suivre par pur respect la règle universelle ; immortalité pour se perfectionner moralement ; Dieu pour garantir l’harmonie entre le bonheur sensible et la vertu morale. Or la Critique de la Raison pure de Kant, avant toute critique portant sur la morale, n’a-t-elle pas rendu impensable un temps, une durée propre au sujet immortel ? N’a-t-elle pas également critiqué toutes les preuves de l’existence de Dieu ?

c) L’hypothèse éthique semble être mieux fondée. Tout d’abord, dites-vous, l’éthique n’est pas la morale. La morale est nomologique. Elle pose des règles universelles d’action : les devoirs moraux s’imposant catégoriquement à la volonté. Elle ne part pas des fins dernières. L’éthique est téléologique. Les règles universelles, les devoirs moraux se déduisent de la recherche de ces fins dernières propres à l’essence humaine. Hegel illustre cette conception : la distinction de l’homme en tant qu’être libre consiste à réaliser cette liberté dans le monde qui prend la figure d’une communauté d’hommes libres dans des institutions et des mœurs rationnelles et raisonnables. Ce que Hegel appelle « éthicité ». Le mobile de l’esprit scientifique pourrait trouver son fondement dans cette impulsion vers cet « éthos » (habitat, habitude) proprement humain comme fin dernière de l’essence humaine d’où sont exclues les violences liées aux particularismes, les guerres et les divisions idéologiques, puisque s’y réalise un monde commun rationnel et raisonnable. K-O Apel, J. Habermas et A. Honneth, par-delà leurs divergences, reprennent cette visée d’une telle communauté éthique. Mais ces auteurs ne peuvent faire, selon vous, l’économie d’une liberté métaphysique, entendue comme capacité d’autodépassement (Selfaufhebung)pour acquérir une capacité de choix, de libre décision, que l’on trouve déjà chez Fichte et également chez Eric Weil, et qui est à l’origine de l’engagement soit pour la raison soit pour la violence. Or une telle liberté de décision émergeant de la capacité d’autodépassement n’est pas une donnée métaphysique d’une substance particulière, elle est enracinée dans le mouvement d’autodépassement déjà à l’œuvre dans l’agir animal.

En conclusion, en fonction de l’éthique du soi réflexif animé par un mouvement d’auto-dépassement, vous réclamez une générosité à l’égard de la métaphore de la chambre noire de Marx. Certes, l’esprit critique du scientifique ne peut être comparé à l’activité automatique du cerveau ; cependant l’autodépassement est déjà à l’œuvre, dites-vous, dans la physiologie, c’est-à-dire dans la nature elle-même.

Michel-Elie Martin

1 – Karl Marx – Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Éditions sociales, 1976, p. 19-20 : « Voici donc les faits (…) son processus de vie directement physique. »