Quelle Bientraitance ? Résumé

Merci Joël Gaubert pour votre propos riche et dense, critique et éminemment réflexif, sur la notion de « bientraitance ». Votre cheminement comporte trois moments : la Bientraitance analytique, la Bientraitance herméneutique et la Bientraitance critique. Le troisième moment ne rejette pas les deux premiers, mais en aperçoit les limites et les intègre en les subordonnant.

La Bientraitance répond à la vulnérabilité, structurelle mais aussi conjoncturelle, de l’homme liée à sa finitude, qui lui fait subir un triple mal : le mal physique (le malheur qui provient de l’extérieur), le mal moral (la faute perpétrée par la violence que l’homme fait à l’homme) et le mal de scandale (la disproportion entre la contribution objective de l’homme à l’ordre des choses et sa rétribution subjective). Mais l’homme possède, dites-vous avec Kant, une (première) « disposition originelle au bien », visant à « l’habileté technique » pour remédier à la vulnérabilité du corps et de l’esprit. La médecine s’inscrit alors dans le paradigme des sciences et des techniques issu du XVIIe siècle, dont la vocation est « analytique ». En l’occurrence, les corps sont considérés comme des systèmes fonctionnels dont il s’agit de concevoir le fonctionnement anatomique et physiologique pour leur restituer, dans la mesure du possible, leur bon fonctionnement (voir Claude Bernard, pour la médecine expérimentale). L’esprit lui-même sera conçu comme une machine, une mécanique avec un sous-bassement cérébral (voir Wundt et Fechner, pour la psychologie expérimentale) ; et l’analyse du comportement humain (comme dans le behaviorisme, avec Watson) n’envisagera pas l’homme autrement que comme un système constitué de fragments (variables, facteurs, paramètres) en lien fonctionnel les uns avec les autres et avec l’environnement qui les conditionne et même les détermine. Ce qui est visé dans cette Bientraitance analytique, c’est donc la restitution d’un fonctionnement performant car adapté au réel naturel et social. Mais si l’homme est ainsi envisagé en « troisième personne » et comme simple moment d’un devenir-monde mécanique, cela ne peut-il pas renverser cette bientraitance en maltraitance, aussi bien pour l’agent soignant que pour le patient soigné (comme dans la médecine soumise à « la loi du chiffre » aujourd’hui) ?

La Bientraitance herméneutique semble d’abord pouvoir remédier aux dérives de la bientraitance analytique en ce qu’elle considère l’homme, et donc le patient soigné, non pas comme une chose, mais comme un être porteur de sens, de significations, qu’il s’agit, pour l’agent soignant, d’écouter, d’interpréter pour comprendre le patient et le reconnaître dans sa dignité de sujet habité d’un sens qui, précisément, appelle l’empathie, la sympathie et la compréhension de son existence singulière. Cette bientraitance a sa source, selon Kant et vous-même, dans la (deuxième) « disposition originelle de l’homme au bien », qui vise « à l’humanité partagée », les hommes désirant tous être reconnus les uns les autres dans leur propre existence singulière et globale. Le paradigme de cette bientraitance herméneutique se trouve dans les « sciences de l’esprit » (selon Dilthey), alors bien distinguées des « sciences de la nature » : si l’on « explique » la nature, on « comprend » l’homme, par une tentative de participation empathique avec ce qu’il vit intérieurement, à partir de ses expressions symboliques, langagières notamment. La psychanalyse pourrait être un modèle de cette bientraitance, puisqu’il s’y agit d’entendre et de comprendre le sujet dans la singularité et la globalité de son existence. Mais, dites-vous, l’un des risques de cette Bientraitance herméneutique est qu’elle en vienne à enfermer le patient dans son groupe d’appartenance culturel : sa saga familiale, la mentalité de sa communauté, sa tradition historique, bref : un impensé psychologique, social ou historique, un sens inconscient et collectif, auquel le soin clinique le reconduirait alors que sa pathologie pourrait bien en provenir. Outre le risque de déchoir dans une reconnaissance compassionnelle illusoire et aliénante, la Bientraitance herméneutique pourrait donc bien réinscrire le patient dans un devenir-monde esthético-langagier, voire mythico-religieux, d’avec lequel la médecine a réussi à rompre dans l’Antiquité grecque, et donc de redoubler ainsi la maltraitance analytique.

C’est là, dites-vous, que doit survenir un type de Bientraitance critique, qui ne nie pas les deux moments précédents, mais qui les dépasse et se les subordonne, en remédiant à leurs insuffisances respectives et conjointes tout en faisant siennes leurs vertus. Il s’agit alors de considérer l’homme comme sujet moral, sujet autonome ouvert à la problématique de la vérité, du juste, de l’universel. Cette bientraitance trouve sa source dans la (troisième) « disposition originelle de l’homme au bien » : la « disposition à la personnalité réfléchie », c’est-à-dire à la personne libre, susceptible de s’émanciper de son inscription dans des conditions naturelles et culturelles particulières. Ainsi peut s’instituer une relation soignant-soigné qui soit véritablement interpersonnelle et donc susceptible de reconduire le patient de la conscience d’être vulnérable à la confiance d’être capable de dire et d’agir de façon plus lucide et responsable, à condition que les « traitements » analytique et herméneutique soient effectivement « repris » de manière critique, dialoguée et réflexive, par le respect mutuel que se doivent catégoriquement toutes les personnes prenant part au soin, et bien au-delà.

Le paradigme d’une telle bientraitance, concluez-vous, ne vient pas de sortir lui non plus mais se trouve dans le double projet philosophique antique de la sagesse personnelle (le soin de l’âme de chacun) et de la justice collective (le soin des corps et du corps politique de tous), qu’il serait bon de réactiver par le renouvellement, à nouveaux frais, du lien humaniste de la médecine et de la philosophie, ne serait-ce que pour contrer le nihilisme qui gagne aujourd’hui.

Michel-Elie Martin