Processus éducatif et lutte pour la reconnaissance – Synthèse

Alain-Patrick OLIVIER, 22 avril 2016

Merci Alain-Patrick Olivier pour cette substantielle conférence sur la théorie de la reconnaissance, dont les enjeux concernent les dimensions épistémologique (rapport au savoir), éthique (rapport aux valeurs) et politique (rapport aux institutions), et qui permet de comprendre la relation pédagogique au sens large : stades de la petite enfance, contexte institutionnel, luttes syndicales, construction du savoir scientifique et des identités professionnelles.

Dans un premier moment le corpus élémentaire est présenté. D’abord, bien entendu, le livre de Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance (1992, traduction Pierre Rusch, Cerf, 2000), pour lequel il s’agit d’un paradigme permettant de fonder une philosophie de la société à valeur normative, dans la tradition de l’école de Francfort, en intégrant la psychologie, la psychanalyse, la psychologie sociale, la sociologie, le droit et les sciences politiques. La théorie de la reconnaissance donne un cadre politique aux luttes politiques dans le contexte du néolibéralisme contemporain ; et elle donne un cadre théorique pour penser la société : ainsi les manifestations actuelles contre la « Loi travail » seraient compréhensibles dans le cadre de ces luttes pour la reconnaissance.

À cette compréhension polémologique insistant sur la lutte entre individus et groupes sociaux s’oppose Paul Ricœur, qui, dans Parcours de la reconnaissance (Stock, 2004), présente un paradigme de la conciliation en relation avec le sens français du mot (gratitude : être reconnaissant à quelqu’un), absent du sens allemand (Anerkennung), ce qui, réduisant la part de conflit dans le modèle théorique, n’est pas sans conséquence sur le plan pratique… Ici la reconnaissance est comprise comme recognition (Rekognition, cf. Kant : connaître un objet) ; comme anamnèse (se reconnaître soi-même) et comme reconnaissance mutuelle.

Dans un second moment le débat Honneth/Ricœur est mis en perspective à partir de la lecture de Hegel, puisque l’on a l’habitude, en France depuis Hyppolite et Kojève, de penser la reconnaissance suivant le modèle de la lutte du maître et de l’esclave, dans la Phénoménologie de l’Esprit (1807). Or Axel Honneth et Paul Riœur font plutôt référence à deux textes de jeunesse : le System der Sittlichkeit (1803), dont la traduction par J. Taminiaux (1976) est utilisée par Paul Ricœur ; et la Realphilosophie (1805) traduit en français par G. Planty-Bonjour (1982) et par J. Taminiaux (1984).
Si le texte de 1807 n’est pas retenu par Honneth c’est qu’il est question de lutte à mort alors qu’il s’agit, dans sa théorie, de la lutte pour la reconnaissance et non pour la domination. De même Ricœur ne pense pas la reconnaissance à partir du négatif.

D’autre part le texte de 1807 est, en tant que moment de la phénoménologie de l’esprit, un texte métaphysique (i.e. qui vise la liberté de l’esprit) alors que Honneth et Ricœur cherchent à penser, sur la base de fondements empiriques, la reconnaissance dans le monde social à partir du déni de la reconnaissance. Honneth cherche à interpréter la relation parents/enfants comme lutte, à partir de Winnicott, alors que Ricœur, insistant sur l’amour conjugal et sur la reconnaissance de soi dans la filiation (le contraire de la lutte), regrette l’absence, chez Honneth, d’une théorie de l’autorité (la reconnaissance d’une supériorité, distinguée de l’obéissance).
Or la visée pacifiante de Ricœur procède du point de vue du dominant acquiesçant à l’ordre existant, mais incompatible avec une théorie de l’émancipation, que permet au contraire Honneth, se plaçant du point de vue du dominé.

En conclusion de cette confrontation entre deux compréhensions de la reconnaissance, le modèle de Ricœur apparaît comme performativement contradictoire puisqu’il s’agit pour lui, en prônant la gratitude et la paix, d’inscrire implicitement son propos dans un conflit des interprétations, montrant par là-même que ce qui permet le processus culturel, la Bildung, est la lutte ! La vérité de Paul Ricœur n’est pas dans sa théorie mais dans son opposition à Axel Honneth.

Pierre Billouet