Pourquoi étudier le mythe ? – synthèse

Joël GAUBERT, 19 novembre 2014

Si le mythe est bien une façon archaïque de penser, mais aussi d’agir et donc de vivre, issue d’une imagination pour le moins fantasque et pour le pire maîtresse d’erreur et de fausseté en tant que « folle du logis », alors même qu’elle prétend révéler l’ordre naturel des choses et l’ordre culturel des hommes, à quoi bon l’étudier, c’est-à-dire en faire l’objet d’une recherche méthodique de la raison qui escompterait y trouver quelque dimension voire origine de la vérité et même fondement du bien en matière d’institution de la condition humaine dans le monde ? N’est-ce pas, d’ailleurs, en rupture d’avec le mythe (le muthos) et sa prétention naïve de dévoiler les choses les plus cachées du monde que la raison (le logos) s’est instituée en Grèce antique et substituée à cette pensée imagée narrative, qui maintient l’existence des hommes dans l’illusion et dans l’hétéronomie à l’égard de la volonté des dieux, pour initier ainsi la plus grande révolution culturelle de l’humanité (comme E. Husserl le met en évidence dans sa célèbre conférence de 1935 : La crise de l’humanité européenne et la philosophie), en faisant passer l’esprit humain du monde clos du mythe à l’univers infini de la pensée idéelle argumentative, à la recherche de la sagesse personnelle comme de la justice collective (ainsi que l’analyse J.-P. Vernant dans Mythe et pensée chez les Grecs, 7. : « Du mythe à la raison », 1971) ?

Cependant, la raison ne témoignerait-elle pas ainsi de quelque violence théorique, mais aussi pratique, à l’encontre du mythe, en ignorant, voire méprisant, la capacité de celui-ci de procurer quelque satisfaction aux besoins et désirs les plus urgents car profonds de l’esprit humain en matière d’intelligibilité et de sécurité, en ce qu’il calme son angoisse existentielle en justifiant l’ordre mondain comme humain ? N’est-ce pas ce que révèle, précisément, une étude phénoménologique compréhensive du mythe (comme chez G. Gusdorf, dans Mythe et métaphysique, 1953), qui y découvre un sens constitutif de la condition symbolique de l’homme que la raison ne peut ni ne doit plus alors prétendre rejeter dans les oubliettes de la préhistoire de l’humanité, pour lui accorder, au contraire, droit de cité, notamment afin de contrer les folies dévastatrices d’une raison prétendant désormais rendre l’homme maître et possesseur du monde comme des autres et de lui-même ? À l’encontre de la prétention d’une raison moderne devenue positiviste, aussi bien en matière de pensée (scientifique) que d’action (technique et politique), d’éradiquer l’existence humaine de toute dimension mythique, voire symbolique, ne deviendrait-il pas urgent non seulement de re-mythologiser mais aussi de re-mythiser la condition humaine, comme y appellent de plus en plus de voix contemporaines (en des styles certes différents mais aussi convergents sur ce point, comme chez M. Eliade, G. Gusdorf, G. Durand et même selon l’herméneutique ricœurienne en un certain sens ; ou, plus récemment et politiquement, chez des penseurs communautariens tels que C. Taylor, M. Sandel et A. MacIntyre), afin de combattre un désenchantement du monde qui serait le fauteur de la multi-crise que subissent l’humanité comme le monde contemporains ?

Mais l’imagination laissée à elle-même, surtout quand elle est de type mythico-religieux et prétend à la refondation du bien-vivre ensemble et personnel sur un principe sacré transcendant, ne rend-elle pas effectivement les hommes fous, en pensée comme en action, ainsi qu’en témoignent de façon effrayante les « Fous de Dieu » d’aujourd’hui, qui s’opposent frontalement et furieusement au désenchantement du monde par la ratio analytique techno-scientifique ? Il reste donc, semble t il, pour éviter une telle issue de confusion théorique mais aussi de collusion historique du mythe fondamental et de la raison instrumentale (qui, de façon plus concourante que concurrente, travaillent à l’obscurcissement et à l’aliénation de la condition historique des hommes), que la reconnaissance du fait et du droit de la revendication de l’exigence mythico-religieuse (jusque dans « la dialectique interne » à la pensée mythico-religieuse) doit s’accompagner de la mise en évidence de ses indépassables limites, par un logos critique qui, certes, ne l’ignore pas mais ne se laisse pas non plus intimider ni, surtout, dissoudre par elle et en elle comme peut le laisser craindre l’actuel retour en force de ladite « raison » religieuse et théologique sous le couvert de la renaissance du logos herméneutique. N’est-ce pas ce double mouvement (herméneutique et critique) qu’effectue la philosophie de la mythologie de E. Cassirer, qui se déploie sur le mode d’une herméneutique transcendantale de « la pensée mythique » lors de la fondation de La philosophie des formes symboliques dans les années 1920, pour s’infléchir, dans ses derniers grands écrits politiques des années 1940, en une critique des idéologies (des « mythes politiques modernes ») ? N’est-ce pas, enfin, sur une telle démarche critique et auto-critique de la pensée et de l’action que se fonde la culture républicaine laïque d’ordre à la fois collectif (la République comme meilleure forme de gouvernement) et personnel (le libre exercice de la pensée comme genre de vie le plus éclairant et émancipateur) visant à l’accomplissement au mieux de l’humanité personnelle, particulière et générique, en vérité et en liberté ?

Joël Gaubert