Pour une éducation physique de l’esprit, synthèse

14 janvier 2016

 

Merci, monsieur Herren, de votre propos à la fois savant et vivant.

Vous évoquez, d’emblée, la crise récurrente de l’éducation dans notre monde moderne, mécanique et utilitariste, éducation que vous vous proposez de déconstruire en vue d’en reconstruire une autre que vous envisagez comme « une éducation physique de l’esprit ».

Vous définissez l’éducation comme mise en œuvre méthodique d’une idée intelligible dans le monde sensible pour assurer le bon développement d’un être humain, que l’on extrait de sa condition première pour lui imposer une forme, accomplissant ainsi un double mouvement, du haut vers le bas puis du bas vers le haut, ce qui relève d’une conception idéaliste. Cette conception provient historiquement et théoriquement de Platon, jeune artiste sensible converti par son maître prosaïque, Socrate, à la recherche de l’essence stable et constante de l’Être, essence qui ne peut se trouver que dans un autre monde que le monde sensible, dans un monde non pas physique (d’ici-bas) mais métaphysique (de là-haut), l’Idée intelligible constituant alors la mesure, la jauge, de ce qui se déroule dans le monde sensible. Cette théorie idéaliste s’institue alors en rupture d’avec l’éducation selon les poètes-artistes-chanteurs de la Grèce archaïque pratiquant l’art des muses de par leur hyper-sensibilité esthétique, diverse et variée, certes, mais aussi cohérente selon l’unité tragique des contraires : croissance et déclin, amour et haine, et vie et mort, finalement, selon le perpétuel va-et-vient clair-obscur de la vie phusique elle-même, ce qui est la plus grande qualité selon Héraclite et la plus propre à l’enseignement de l’éthos de chacun, alors appelé à devenir ce qu’il est au fond et donc à bien vivre au sein de l’incessant va-et-vient tragique des phénomènes du monde sensible. Pour y parvenir, selon Platon, ces poètes devraient se tourner vers l’eidos stable et constant, alors qu’ils ne font que semer le doute et le trouble dans l’âme qu’ils font ainsi sombrer, ce pourquoi il est amené à les expulser de sa Cité idéale (République, L. X), alors même qu’il en retient qu’il faut former le corps par la gymnastique et l’âme par la musique, mais selon un mouvement qui vient d’en-haut maintenant, sur le modèle de l’Idée (République, L. VII).

Puis vous insistez sur le fait, sans doute paradoxal mais avéré, que le monde moderne et même contemporain – dominé par une physique mécanique – uniformise les corps et les âmes en référence à des valeurs et des idées dites universelles et partout répandues maintenant, l’enjeu de l’éducation étant alors d’amener chacun et tous à respirer la Vérité, la Bonté et même la Beauté, c’est-à-dire à mener « la vie la plus belle et la meilleure » (Platon, Lois, VII), ordonnée aux idées intelligibles des personnes éduquées et cultivées ; « telle est, du moins, notre espérance », avoue Platon.

Et si cette « espérance », précisément, était sans objet, demandez-vous alors avec insistance, en compagnie de F. Jullien, pour qui « Un sage est sans idées », mais aussi et surtout de F. Nietzsche, pour qui ces idées prétendument universelles ne sont que des erreurs, fruits d’une raison hypertrophique unilatérale qui méconnaît et malmène les dualités tragiques de la vie phusique, ce qui vous amène au projet de reconstruire « une éducation phusique de l’esprit », qui ne réprimerait plus les instincts mais les sublimerait (Nietzsche, Fragments posthumes, 1888), cela nécessitant un grand éducateur qui serait le médecin de notre civilisation nihiliste.

Voilà pourquoi, concluez-vous en revenant au début de votre propos, l’éducation actuelle est inévitablement en crise récurrente, en ce qu’elle va à l’encontre de la nature et de la vérité des choses phusiques, ce contre quoi vous vous déclarez « Pour une éducation phusique de l’esprit » mais aussi du corps, qui parte d’en-bas plutôt que d’en- haut, pour former des corps et des esprits réellement libres, faisant preuve d’une véritable sagesse terrestre, capable de passer « De l’Être au vivre » (F. Jullien, 2015), tâche esthétique qui revient d’urgence à ceux qui veulent mériter le beau titre d’éducateur.

Joël GAUBERT