postivisme juridique et droit naturel aujourd’hui

Bruno GNASSOUNOU, 29 et 30 janvier 1999

Nous vous remercions, Monsieur Gnassounou, de nous avoir guidés dans les arcanes de la théorie du droit contemporaine.

Vous avez, tout d’abord, rappelé la distinction fondamentale qu’opère le positivisme moderne entre les jugements de fait et les jugements de valeur : seuls les premiers pourraient prétendre à l’objectivité, alors que les seconds seraient voués à l’arbitraire, ce qui ne pourrait manquer d’alimenter le nihilisme en matière de pratique.

Pour tâcher de contrer ce nihilisme ruineux pour l’action humaine, vous avez fait référence à Leo STRAUSS pour qui c’est la théorie moderne du droit naturel elle-même qui, de par sa volonté d’égalitarisme subjectif, fait le lit du nihilisme, contre lequel on ne pourrait trouver de remède que dans la théorie antique du droit naturel, qui fonde les actions des hommes sur leur convenance à un cosmos objectif et hiérarchisé.

Afin d’éviter un tel retour à l’antique, qui s’oppose à la modernité des droits de l’homme, vous avez fait référence à Hans KELSEN, fondateur du positivisme juridique contemporain dans Théorie pure du droit, pour reconstruire la critique essentielle qu’il adresse à la doctrine du droit naturel qui prétendrait illégitimement déduire une norme de justice du constat d’un fait naturel. Mais, vous avez tâché de montrer que le positivisme juridique bien compris n’est pas incompatible avec le droit naturel moderne, puisqu’il est possible pour « le pouvoir constituant originaire » (selon Kelsen) de choisir arbitrairement (volontairement) d’instituer un état de droit positif compatible avec les droits de l’homme.

Mais, pour dépasser les apories, ou tout simplement les complications, de la théorie pure du droit, vous avez fait référence à HART, dont la supériorité sur KELSEN serait de mettre en évidence (dans Le concept de droit) le moment de l’acquiescement intime des individus aux règles juridiques, moralisant ainsi une obéissance qui sans cela demeurerait simplement légale. La thèse de la compatibilité entre le positivisme juridique contemporain et la théorie moderne du droit naturel en sort alors renforcée, ce qui suffirait à dédouaner ces deux doctrines du soupçon de nihilisme que l’on fait trop souvent peser sur elles.

ÉLÉMENTS DU DÉBAT

Après quelques demandes d’éclaircissement, à propos notamment du décisionnisme juridique de Kelsen qui repose en dernière instance sur l’arbitraire du « pouvoir constituant originaire », la question cruciale s’est posée de la légitimité de la thèse de la compatibilité du positivisme juridique contemporain et de la théorie moderne des droits de l’homme.

S’il est seulement possible (de fait) et non pas obligatoire (en droit) que le pouvoir constituant originaire institue un état de droit qui ne soit pas incompatible avec les droits de l’homme, existe-t-il encore une quelconque garantie qu’il n’établisse pas un régime autoritaire, voire totalitaire, qui pourrait légitimement prétendre à la légitimité de par le décisionnisme dont il est issu ? À cette objection « en amont » (qui concerne l’institution de l’état de droit) s’en articule une autre, « en aval » cette fois (relative à l’application du droit institué) : s’il est seulement possible, et non pas obligatoire, que le droit positif concorde avec les droits de l’homme, est-il légitimement envisageable de désobéir, et surtout de se révolter contre une atteinte portée à ceux-ci en l’absence de toute instance critique qui autoriserait la mise en examen de l’état de droit de fait ? Le positivisme juridique selon Kelsen, conforté de son correctif moral proposé par Hart, aussi « pur » et « formel » soit-il, peut-il échapper à l’affrontement principiel du positivisme contemporain et du jusnaturalisme moderne, c’est-à-dire au conflit des prétentions respectives du droit positif et du droit naturel à la validité supérieure ?

Mais, par-delà cette dimension académique ou théorique du débat, c’est bien l’aspect cosmopolitique ou pratique de l’histoire qui apparaît : le positivisme juridique, même mâtiné des droits de l’homme, peut-il vraiment prétendre éviter le nihilisme et surtout le combattre, ou bien son décisionnisme principiel ne laisse-t-il pas grandir une violence que son propre arbitraire ne pourrait que venir augmenter ? De quelles ressources émancipatrices peut-il réellement témoigner lorsque des circonstances historiques adverses en viennent à bafouer la dignité humaine la plus élémentaire : le décisionnisme progressiste (social-démocrate) de Hans Kelsen n’a-t-il pas dû s’avouer vaincu devant le décisionnisme régressif (national-autoritaire) de Carl Schmitt, théoricien du fait accompli de la force totalitaire ?

Le débat en est ainsi venu à se radicaliser pour problématiser la question même du fondement, déboutée par le positivisme moderne comme témoignant d’une survivance illégitime de l’âge métaphysique de l’esprit humain. Le positivisme juridique ne permettrait-il pas, en autonomisant le droit à l’égard de la morale, de travailler à l’institution factuelle des sociétés complexes contemporaines, alors que la volonté jusnaturaliste de trouver un fondement normatif ultime ne pourrait que rendre le droit impuissant en le soumettant de nouveau à une improbable transcendance morale ? Cependant une telle délégitimation de la question du fondement des valeurs ne proviendrait-elle pas d’une théorie réductrice de l’objectivité, qui s’avérerait finalement dommageable à la pratique elle-même, d’ordre éthique certes mais aussi juridique et politique?

En effet, le propre du positivisme est de ne reconnaître l’objectivité que dans les champs de l’expérience humaine susceptibles de faire l’objet des procédures expérimentales, voire mathématiques, à l’œuvre dans les sciences de faits, ce qui rejette tout le domaine des valeurs du côté de la subjectivité qui en fait le choix sur le mode d’une décision arbitraire, c’est-à-dire indéductible rationnellement. Le positivisme contemporain se caractérise donc par l’alliance d’un objectivisme dogmatique en matière théorique et d’un subjectivisme sceptique dans le domaine pratique, scission quasi schizophrénique de l’expérience que l’homme fait du monde et de soi et qui ne peut qu’alimenter le nihilisme. Ne faut-il pas, au contraire, en appliquant les principes kantiens de la spécification et de l’autonomisation des champs d’objectivité, reconnaître dans le domaine pratique une capacité d’objectivation à l’esprit humain, et donc de fondation des valeurs qui échapperait aussi bien au logos métaphysique (catégorico-déductif) qu’au logos physicaliste ou positiviste (hypothético-inductif) ? En effet, ces deux modèles de légitimation se caractérisent par la prétention intellectualiste de fonder la pratique (l’agir en référence à des valeurs) sur une théorie entendue comme discours vrai sur l’être des choses, intelligibles (idéelles) pour la métaphysique ou sensibles (factuelles) pour la physique de la nature ou de la culture. Ne peut-on pas concevoir une légitimation des valeurs de type réflexif (et non plus spéculatif ou explicatif), dont la fondation ne s’éprouverait pas seulement en amont d’un choix instruit par une argumentation rationnelle mais aussi dans l’aval de la mise en œuvre raisonnable de la décision  prise, par la discussion et l’action tâchant d’instituer le bien vivre ensemble et personnel de ceux qui l’effectuent ? Cela ne permettrait-il pas de résorber tendanciellement la part d’arbitraire irréductible qui réside dans tout acte de décision et donc la part de violence qui ne peut manquer d’en résulter ?

C’est alors tout le champ de l’objectivité pratique qu’il paraît urgent de reconstruire, d’une façon critique et non pas dogmatique, en référence au principe kantien de la primauté de la raison pratique sur la raison théorique, puisque le choix positiviste de l’entendement calculateur comme principe d’intelligibilité et de praticabilité de toutes choses relève lui-même d’une décision arbitraire. Une telle refondation de l’objectivité pratique ne serait-elle pas la seule à garantir l’efficacité du combat à mener contre un nihilisme adéquatement diagnostiqué, alors qu’il constitue trop souvent le point aveugle d’un positivisme sûr de lui et dominateur qui n’y voit qu’un sentiment confus, sourd à l’évidente supériorité de l’âge de raison positif ? Une nouvelle synthèse de la théorie moderne du droit naturel et du positivisme juridique contemporain ne s’imposerait-elle pas alors : bien plutôt qu’une compatibilité faible (seulement possible) entre le droit positif et un droit naturel simplement toléré comme éventuel supplément d’âme, ne faut-il pas mettre au fondement du vivre ensemble une référence critique à une certaine idée de l’homme comme être indéfiniment perfectible, dont il reviendrait au droit positif, pour être reconnu comme légitime, de permettre l’effectuation historique ?

Joël GAUBERT