Joël GAUBERT, 17 novembre 2006
Si par bonheur on entend un état de satisfaction totale de l’homme, comment pourrait-on ne pas le rechercher comme étant le souverain bien dont l’acquisition permettrait l’accomplissement de tout homme ? La raison étant la chose du monde la mieux partagée, son exercice semble bien rendre chacun capable de faire du bonheur l’objet d’une recherche théorique et d’une recherche pratique visant à remédier à l’insupportable expérience du malheur qui autorise l’homme à donner cours à sa légitime exigence de bonheur. N’est-ce pas là, d’ailleurs, le sens de l’eudémonisme rationaliste antique et classique, qui appelle les hommes à bien user de leur raison pour œuvrer à la réalisation du double projet de la sagesse et de la justice, c’est-à-dire à la fondation d’une vie heureuse personnelle et collective ?
Mais une recherche du bonheur aussi exigeante, voire obligatoire, ne relève-t-elle pas d’une illusion qui ne peut qu’être déçue du fait de la finitude de la condition humaine, et même d’une illusion dangereuse en ce que l’exigence absolue de bonheur peut animer une recherche impatiente et même violente dans les domaines aussi bien éthique que politique ? Il semble bien, alors, que l’on puisse et doive, pour le moins, attendre du bonheur qu’il nous arrive par fortune, et, pour le plus, se détourner de sa recherche voire de sa possession pour lui préférer d’autres biens (comme la vérité et la liberté), et même s’adonner au malheur dont l’expérience voire l’exigence pourraient bien rendre la vie humaine plus lucide et courageuse, et donc plus « authentique ». N’est-ce pas ce que signifient la philosophie et la littérature modernes et surtout contemporaines, instruites du tragique des existences personnelles comme de l’histoire collective, qui semblent propres à faire désespérer les hommes de toute recherche du bonheur, intime comme partagé, ce qu’illustre notamment le pessimisme sentimental romantique et existentialiste ?
Mais n’est-ce pas, là encore, n’apercevoir qu’une dimension de la réalité et donc de la vérité, en consentant trop vite à la finitude de la condition humaine pour en conclure à l’impossibilité et surtout à l’illégitimité de toute recherche et même découverte du bonheur, qui plus est en redoublant l’expérience d’un malheur que l’on prétend alors ne faire que constater, réduisant ainsi l’homme à un acquiescement paralysant, qu’il soit éthiquement quiet ou esthétiquement inquiet (voire tourmenté) ? Si l’on peut et doit donc rechercher le bonheur avec quelque espoir de le trouver, ce ne peut être qu’en reprenant (au double sens de s’instruire de et de rectifier) le double projet classique de la sagesse personnelle et de la justice collective, et ce de façon à éviter les deux écueils inverses mais complices de l’eudémonisme optimiste du rationalisme métaphysique antique, qui accorde trop à l’aspiration de l’homme à l’infinitude en lui promettant le bonheur des dieux, et de l’hédonisme paradoxalement pessimiste du sentimentalisme contemporain, qui consent trop à une finitude déclarée être indépassable pour river ainsi l’homme au clou de son malheur.
Cela ne se peut donc que par l’exercice critique et autocritique d’une raison raisonnable, c’est-à-dire qui a pris conscience de ses propres limites mais sans pour autant oublier ses capacités, qui sont d’intégrer et de régler toutes les autres facultés de l’esprit humain (sensibilité, mémoire, imagination et entendement) ainsi que leurs créations culturelles (le mythe, la religion, la langue, l’art, la technique, la science, le droit, la politique et la morale), formes symboliques qui chacune en son genre mais aussi toutes ensemble œuvrent à la résolution du problème du mal et donc, peu ou prou, au bonheur des hommes, à condition d’être elles-mêmes « reprises » par la philosophie, c’est-à-dire, tout simplement, d’être réfléchies en pensée et orientées par l’action pour l’accomplissement au mieux de l’humanité. Une telle conception et pratique de la recherche du bonheur ne méconnaît pas le drame intrinsèque à la finitude de la condition humaine (dont témoignent aussi bien le malheur insistant de l’homme vertueux que les violences faites aux innocents par les folies de l’histoire), mais cette sagesse que l’on peut dire tragique ne se complaît pas pour autant dans le pathos esthétisant puisqu’elle relève d’un éthos cosmétisant ou agissant, qui invite et même oblige tous et chacun (à commencer par soi-même) à inscrire leur fragile humanité dans la vision ou conception, ou encore l’Idée d’un tout sensé (même s’il comporte du non-sens), ce qui seul peut encore nous sauver du nihilisme qui menace et même nous gagne aujourd’hui.