Joël GAUBERT
extrait de la conférence du 17 novembre 2006
Si toutes les voies (technique, pragmatique et même théorétique) vers le bonheur sont « impraticables », peut-on et doit-on se résoudre à l’expérience du malheur comme étant indépassable, ou bien tenter encore une autre voie que non seulement nous avons jusqu’ici négligée mais qui semble bien faire ses preuves : la voie orientale ?
La « voie » orientale ne serait-elle pas, en effet, susceptible de permettre ce qu’elle promet là où la voie occidentale a fait la preuve de son échec, et donc susceptible de faire l’objet d’un choix : est-il possible (« on peut ») et même obligé (« on doit ») de rechercher le bonheur par ce chemin ?
Rappelons (ou disons !) les « quatre vérités » de la sagesse orientale (du bouddhisme ici, plus précisément). La première est « la vérité de la douleur », selon laquelle tout ce qui est souffre. Ceci n’est pas très éloigné de notre point de départ relatif à l’inévitable expérience du malheur que l’homme fait en tant que créature fine, limitée, si ce n’est qu’ici cette souffrance est étendue à, ou entendue de tout ce qui vit et même de tout ce qui est, en une sorte de pan-dolorisme. Mais d’où provient cette douleur universelle ? La seconde vérité nous l’apprend : « la vérité de l’origine de la douleur », origine qui est identifiée comme étant le désir (ou « la soif »), qui fait que tout être tend à s’emparer et consommer d’autres êtres pour combler son manque à être dû à sa finitude, à sa limitation. Cela correspond encore à l’expérience et à l’analyse du désir que nous avons évoquées, puisque la souffrance est consubstantielle au désir (comme au besoin, et à l’aspiration elle-même) en ce que nous y faisons l’expérience du sentiment douloureux de notre manque et que cela nous ouvre au monde sur le mode d’une quête de l’objet de notre désir dans un monde qui, bien entendu, résiste à notre désir de nous en emparer, cette adversité redoublant la souffrance de manquer de la difficulté de conquérir. Comment peut-on alors apaiser cette douleur dont la logique semble bien être d’augmenter sans cesse ?
C’est là qu’intervient la troisième vérité, qui est celle de « la cessation de la douleur par la voie de l’extinction du désir », de tous les désirs (extinction procurant le nirvâna, l’apaisement final), et c’est là que la sagesse orientale diffère radicalement de la sagesse occidentale, qui ne connaît d’autre moyen d’éteindre le désir (ou le besoin et la volonté) que sa satisfaction par l’obtention et la consommation de l’objet du désir, ce qui d’expérience commune ne peut manquer, une fois le plaisir passé, de redoubler la douleur de ne toujours pas posséder ce que nous estimons nous être le plus nécessaire et qui, par définition, nous manque et manquera toujours, et nous remet hors de nous-même pour nous rejeter sur le chemin d’une recherche insatiable. Cela fait dire à Schopenhauer que le bonheur n’existe pas, au sens où il ne peut faire l’objet d’une expérience en ce qu’il n’a et surtout n’est pas un être positif, consistant et substant (contrairement au malheur), puisque la logique même du désir ou de la volonté est de nous ballotter entre la souffrance de manquer, et donc de chercher, et l’ennui blasé qui succède immédiatement à la satisfaction-consommation de l’objet et qui recouvre aussitôt l’éventuelle jouissance de la souffrance de la déception, qui entre alors dans le cycle infernal du mauvais infini du désir (Hegel). Le seul moyen de sortir de ce cercle en asséchant « la soif », n’est-ce pas alors d’éteindre le désir en amont, dans l’œuf si j’ose dire, bien plutôt que d’espérer l’éteindre en aval puisqu’il renaît ainsi toujours de ses cendres, tel un phénix ? Oui, sans doute, mais comment y parvenir ? C’est là que se séparent les voies orientale et occidentale puisque la fin ici visée (si l’on peut encore employer ce vocabulaire de l’action téléologique ou raisonnable) ce n’est pas l’extinction de quelque désir, ni même de quelques-uns, comme les moins naturels et les moins nécessaires (comme chez Epicure), mais bien l’extinction de soi-même comme être fini intrinsèquement structuré par le désir d’être ou de devenir soi-même : il faut éradiquer la souffrance à sa source-même, qui est précisément l’existence et la conscience de son existence comme individu, c’est-à-dire comme être séparé des autres êtres et du monde lui-même, ce qu’il faut précisément éteindre au sens de le supprimer en déchirant le voile de Maya qui constitue l’illusion par excellence, celle du temps (et sans doute aussi de l’espace) qui nous enferme dans le cycle infernal de la succession de travaux et de jours toujours plus douloureux, et ce pour nous re-unir avec l’Être ou le Grand Tout (ou le Principe de toutes choses), là où, au contraire, la sagesse occidentale nous appelle à la connaissance et à la pratique de soi-même comme être singulier, incommensurable, au fond, à tous les autres hommes, en vue de notre accomplissement comme personne unique et distincte de toutes les autres et surtout de tous les autres êtres, selon le devenir temporel d’une recherche qui ne peut qu’augmenter la souffrance, logiquement, puisque le but (le bonheur) s’éloigne d’autant plus que l’on s’efforce et même que l’on pense s’en rapprocher.
Mais si les « buts » sont aussi opposés (le « éteins-toi toi-même » se substituant ici au « connais-toi toi-même »), les méthodes, ou plutôt les « voies », ne peuvent-elles pas que diverger totalement ? En effet, la « quatrième vérité », celle qui mène à la cessation de la souffrance, ou encore le « yoga », est ici de « méditer, attendre, jeûner » : méditer ce n’est pas réfléchir au sens d’élaborer un discours scientifique, dont les distinctions et les articulations conceptuelles ou idéelles ne peuvent que séparer (par l’analyse) ce qu’il faut précisément réunir, en nous séparant, qui plus est, du monde et d’autrui ; méditer c’est « faire le vide » de pensées en notre esprit, en commençant par réduire au silence nos organes corporels et leur fonctionnement, ce pour quoi le jeûne s’impose comme début de l’ascèse, qui nécessite une posture d’attente qui nous permet de nous dé-prendre du cours du monde et des actions d’autrui (dont la prudence occidentale nous fait toujours plus dépendre malgré son but déclaré de nous en libérer), et ce par le biais d’exercices physiques et spirituels qui nous procurent, au moment même de leur effectuation, le bonheur de connaître des instants d’éternité en nous unissant au Grand Tout auquel nous appartenons. Loin donc de redoubler la souffrance de l’existence par la médiation d’un apprentissage scolaire discursif tel que la voie théoréthique y oblige (comme en ce moment même !) et donc loin de rechercher péniblement la sagesse par la science, il s’agit ici de pratiquer la prudence (ou plutôt d’adopter une conduite) par l’expérience de l’observation, de l’imprégnation et de l’imitation, par l’apprenti sage, d’un Maître exemplaire, en situation de silence et de solitude intérieure, fût-ce au sein d’une communauté de vie (et surtout pas d’une société savante), puisque rien n’éloigne plus l’homme de la délivrance à l’égard de la souffrance que la recherche occidentale du bonheur, fût-ce par la voie théoréthique de la sagesse.
Mais ne faut-il pas se demander, quand même, si, par delà l’apaisement personnel que peut sans doute procurer une telle sagesse (quand elle n’est pas réduite à un yoga occidental hygiéniste), elle ne confinerait pas à un indifférentisme et un quiétisme qui, plutôt que de diminuer la souffrance et donc le mal (y compris le mal commis, qu’une pitié universelle est pourtant censée éradiquer), et surtout de le supprimer ou de l’éteindre, le laisseraient être, notamment chez les autres hommes et dans le monde, et donc si cette voie n’augmenterait pas le mal, au moins indirectement, par souci de non-intervention pour cause de non-violence, notamment en destituant les médiations rationnelles et raisonnables, et donc la raison elle-même alors réduite à « une mentalité » ou « un jeu de langage » particulier et contingent (occidental) et dont ce serait précisément la prétention à l’universalité et la nécessité qui, sinon créerait le mal, en tout cas l’entretiendrait et l’augmenterait activement ? Sans ignorer la vertu de la sagesse orientale, ne peut-on pas s’inquiéter, tout de même, de sa misologie ou en refuser la « raison paresseuse » qui semble bien, au moins à l’échelle des collectivités humaines, des États-nations et des civilisations, incapable de juguler ainsi les souffrances, les violences et les injustices les plus criantes ? Mais alors, que faire, notamment quant à la recherche du bonheur, si on ne l’a pas encore perdu de vue (au seul profit de la délivrance ici, voire du salut) ?