Mythe, raison et technique selon Ersnt Cassirer – synthèse

André STANGUENNEC, 16 janvier 2015

 

 

Merci André Stanguennec, pour votre propos toujours aussi savant et réfléchissant à la fois.

Vous déterminez et distinguez d’emblée le mythe et la religion comme « formes symboliques » – au sens où E. Cassirer l’entend dans sa Philosophie des formes symboliques (1923-1929), qui étend la critique kantienne de la raison en critique de la culture – , le mythe constituant la première de ces formes symboliques dont toutes les autres émanent successivement dans l’histoire des hommes, à commencer par la religion. Le mythe est une forme de pensée mais aussi d’action et de vie qui structure l’être-au-monde de l’homme en en distinguant et articulant les dimensions sacrée et profane sous la forme d’une mise en récit imagé qui accorde les hommes à leur environnement mondain en représentant les hauts faits de divinités quasi naturelles bienveillantes, ce qui apaise émotionnellement la conscience angoissée des hommes d’être finis, mortels notamment. La religion, elle, objective le monde comme une uni-totalité en la projetant hors du monde ambiant, et dont un Dieu créateur serait à l’origine, ce qui rend l’homme susceptible de connaître et parcourir un chemin de salut individuel puisque la subjectivité personnelle s’y constitue alors en une référence analogique au Dieu de sa croyance, cette subjectivité humaine se libérant ainsi de sa communauté mythique originaire, dont les catégories sociales elles-mêmes sont conditionnées, voire déterminées, par les catégories de l’imagination mythique puis religieuse.

Puis vous en venez à la résurgence du mythe dans le monde contemporain, telle que E. Cassirer l’examine dans son dernier grand ouvrage : Le Mythe de l’État (1945), sous la figure du mythe aryen qui s’est trouvé renforcé par les techniques de l’information et de la communication de l’époque sous la figure d’une ruse non pas de la raison mais de la passion puisque c’est la raison technique qui a alors été mise sous la dépendance de l’irrationalité mythique. Cassirer se livre, dans cet ouvrage, à une généalogie du mythe aryen en examinant les théories raciales et racistes du XIXe siècle, notamment en référence à Gobineau, qui se montre très pessimiste à propos de l’avenir de l’Europe, alors que le mythe aryen va effectuer une relève politique de ces théories en faisant la synthèse de la race et de l’État, du racisme et du nationalisme, le national-socialisme n’y étant qu’un instrument de la domination de la race aryenne. Cependant, insistez-vous, il ne s’agit pas ici du simple retour historique du mythe archaïque mais de son instrumentalisation par une nouvelle technique de manipulation des esprits, fabriquée et fonctionnant comme une arme intellectuelle et mentale, le réarmement matériel de l’Allemagne ayant été précédé et précipité par ce réarmement moral, comme H. Heine l’avait prévu dès le XIXe siècle, alors que d’autres penseurs s’en sont faits les relais littéraires (comme E. Jünger, notamment, qui, dans Orages d’acier (1920) et Sur les falaises de marbre (1939), met l’accent sur la nouvelle alliance du mythe et de la technique, mais aussi K. G. Jung dans son affirmation de la supériorité de l’inconscient aryen sur l’inconscient juif, alors qu’au contraire T. Mann en appelait, en 1930, au retour de la raison contre le mythe, sans être, malheureusement, entendu). Ce que Cassirer apporte de nouveau ici c’est l’examen des transformations manipulatrices de la forme symbolique langagière (le “Mein Führer’’, par exemple, œuvrant habilement à l’incorporation du chef au peuple allemand), la nouvelle sémantique magnifiant les nouveaux rites collectifs (comme les grands rassemblements politico-militaires) qui réinscrivent les individus dans leur groupe d’appartenance sociale (comme dans les morales archaïques du totem et tabou où la contrainte collective empêche l’émergence de la responsabilité individuelle).

Vous en venez alors au troisième et dernier moment de votre propos, en référence à la catégorie centrale de cette « technique du mythe politique moderne » (comme la nomme Cassirer) et qui est celle du « fatalisme », telle que certains philosophes (comme O. Spengler et M. Heidegger, notamment) y ont insisté, contribuant ainsi à la mise en crise de la raison produite par la vogue et la vague des philosophies de la vie et de l’existence (Heidegger allant jusqu’à affirmer que « La raison est l’ennemie la plus acharnée de la pensée », dans Le mot de Nietzsche : « Dieu est mort »), pendant que les philosophes experts ou universitaires ne se préoccupaient que de leurs spécialités intellectuelles relevant de la raison théorique, en désertant le champ de la raison pratique, perdant ainsi de vue tout souci d’un sens de l’existence, dont les philosophies existentielles s’emparèrent avec le succès que l’on sait. Cassirer se livre, dans son dernier grand ouvrage, à une sévère mais aussi exemplaire auto-critique (élargie à toute l’Université allemande de cette époque), nous appelant par la même, insistez-vous fermement en conclusion de votre propos, à nous montrer vigilants à la demande de sens d’une certaine jeunesse dans l’Europe actuelle qui, déçue dans ses attentes par la forme exclusivement « instrumentale » qu’a souvent prise « libéralement » la rationalité démocratique européenne, se montre, malheureusement, réceptive aux promesses manipulatrices de nouveaux mythes modernes parmi les plus archaïques.

Joël Gaubert