Mythe et raison dans la pensée de Nietzsche – synthèse

Blaise BENOIT, 24 octobre 2014

 

Merci, Blaise Benoit, pour votre propos à la fois érudit et suggestif.

Vous commencez par présenter le projet de Nietzsche dans La naissance de la tragédie (1872) qui est de réhabiliter le mythe archaïque grec contre l’optimisme théorique socratique (mais aussi contre la naïveté de l’idée progressiste du rationalisme moderne, dangereusement illustrée par l’optimisme béat d’une Allemagne alors victorieuse militairement), la rationalité socratique ayant refoulé la sagesse tragique, qui était à la fois pessimiste (par lucidité) et affirmative de la vie. Il s’agit pour Nietzsche de refonder ainsi la possibilité d’une grande civilisation.

En effet, le mythe dit la profonde et inquiétante étrangeté du monde (§ 23) alors que la culture fondée sur la raison scientifique l’édulcore par son abstraction desséchante et que la raison historique l’aplatit pour le rendre rassurant. Le mythe met, au contraire, à distance le présent prosaïque en référence à l’éternel, avec le soutien d’une musique (notamment celles du choral de Luther et des opéras de Wagner) qui soit propice à la renaissance de l’Allemagne et d’une véritable civilisation en exprimant le tragique indépassable de la condition humaine qui se donne alors comme étant à vivre pleinement et intensément.

Puis, en un second temps, vous pointez la critique nietzschéenne de la raison qui plaque sur le monde (mais aussi dans l’esprit humain lui-même) un carcan rationnel et un schéma moral qui réduisent l’infinie diversité du réel en lui imposant les dichotomies du Vrai et du Faux et du Bien et du Mal, cette critique remettant en cause jusqu’aux principes mêmes d’identité, de non-contradiction et de raison suffisante, puisque la nature se révèle comme étant un chaos irréductible et la raison comme le masque grégaire d’un troupeau avide de revanche sur la complexité et la dangerosité de la vie, raison qui exprime alors, paradoxalement, sa mythologie propre dans ses illusoires catégories de finalité, de vérité et de totalité, notamment. Cela exige, selon Nietzsche, l’invention d’un « nouveau langage » (Par-delà bien et mal, 1886, § 4), dont il soupçonne bien le risque de réification inhérent à tout usage du langage, notamment pour ce qui est de ses propres catégories de « volonté de puissance » ou encore de « pulsion » elle-même. Vous rappelez alors le contenu dionysiaque de la sagesse tragique antique qui se nourrit du mythe en lui conférant toute sa profondeur, notamment en donnant voix à la musique, très proche de la réalité, le mythe constituant alors comme la métaphore de cette réalité qu’il permet à l’homme d’apprivoiser en référence à la forme apollinienne.

En un troisième temps, vous traitez de la distinction même du mythe et de la raison comme relevant de la mauvaise habitude de la raison métaphysique d’opérer à l’aide de contraires ainsi abusivement substantialisés (Humain, trop humain, II, « Le voyageur et son ombre », 1879, § 67), alors que, selon Nietzsche lui-même, il y a un bon usage de la raison (comme chez Epictète dont la conduite morale nécessite moins la référence idéalisante à un cosmos rassurant que la simple distinction de ce qui dépend de nous et de ce qui n’en dépend pas), surtout lorsqu’elle sait elle-même qu’elle est comme une sublimation fragile et immanente ou « physio-psychologique » (d’après Par-delà bien et mal, § 23) d’une composition aléatoire des pulsions. La raison s’en trouve alors elle-même « rénovée » en moyen d’un esprit libre à venir, comme antidote à la propension de la « petite raison » à croire en des certitudes rassurantes, la « grande raison » (Ainsi parlait Zarathoustra, I, « des contempteurs du corps », 1883) étant apte, elle, à regarder en face le tragique indépassable de la vie, raison « supérieure » ou encore « formidable », le nouveau langage de Nietzsche relevant d’une expérimentation sémantique s’adonnant (comme dans le § 374 du Gai savoir, 1882) à une interprétation infinie qui échappe au piège de la réification des images dionysiaque et apollinienne à l’œuvre dans la pensée mythique, que la « nouvelle raison » ne refoule pas mais accueille en elle, le sens n’étant pas alors indépendant de la mélodie et du rythme, la musique procédant des pulsions tout en les sublimant, en quelque sorte, en « grande raison », qui élargit notre rapport à la réalité.

Vous concluez alors que, nourrie du mythe, cette « grande raison », qui s’exerce par-delà le vrai et le faux et par-delà le bien et le mal, relève d’une interprétation infinie qui s’inscrit dans un perspectivisme généralisé tout en procédant à la fois d’un réalisme politique à la Machiavel et d’un élan poétique à la Goethe qui, contrairement à l’idéal de la raison classique, pousse à la production (poïesis) et non pas à la contemplation (theoria). Mythe et raison, dites-vous pour finir, sont des retraductions de la réalité, le mythe orientant vers une sagesse totale effroyable (telle celle de Silène présentée dans La naissance de la tragédie, § 3), la raison en demeurant à la superficie des choses ; mais le mythe peut encore revivifier une raison nouvelle et donc une grande civilisation, dans une Europe à réinventer, par-delà ces espoirs finalement déçus que sont aussi bien Wagner en particulier que l’Allemagne en général.

Joël Gaubert