André STANGUENNEC, 16 janvier 2009
Merci, André Stanguennec, pour votre propos à la fois très instructif et réflexif, mais aussi clair et distinct, comme toujours.
Vous placez d’emblée ce propos sous l’exergue du fameux jugement de Rousseau : « Il faut étudier la société par les hommes, et les hommes par la société : ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux. » (Émile, IV), pour mettre cette thèse à l’épreuve, et ce par la distinction et l’articulation de modèles philosophiques à la fois descriptifs et normatifs.
Vous commencez par des modèles de pensée qui séparent la morale et la politique du point de vue de la primauté de la morale, et qui destituent finalement la politique, comme par exemple la figure de la vertu morale révoltée (anarchiste, notamment) et celle de « la belle âme » (qui n’entend rien à la grandeur de la passion politique), mais aussi, et de façon plus théorique ou systématique dites-vous en référence à Hegel, la figure du stoïcisme, qui soustrait la « chose politique » à la liberté des hommes, pour la remettre à un destin divinisé, naturalisant et finalisant ainsi le devenir historique.
Puis, vous opposez à ces figures moralistes deux célèbres modèles politistes, ceux de Machiavel et de Hobbes, dont on pense toujours que leurs technicisme et despotisme respectifs évacuent toute référence morale, alors que pourtant la virtù politique du Prince, qui s’autorise elle-même d’une anthropologie moralement pessimiste et prend la figure des vertus morales appréciées du peuple. Quant au prétendu despotisme de Hobbes, il soumet le Souverain lui-même au droit naturel (moral), qui l’oblige à faire de bonnes lois politiques.
Vous en venez donc, toujours pour vérifier le propos de Rousseau, à des modèles unitaires, qui pensent la morale et la politique selon une unité analytique qui fait qu’elles s’entre-tiennent intimement, comme chez Platon, où la vertu est indissolublement morale et politique, personnelle et collective, mais aussi chez Aristote, même si c’est d’un point de vue plus pragmatique que purement théorétique, puisque l’éthique n’y est plus complètement absorbée dans et par la politique.
À ces deux modèles d’unité analytique, vous opposez deux modèles d’unité synthétique de la morale et de la politique. Le premier, fondé par Kant, critique l’eudémonisme (antique, notamment) pour substituer au bonheur individuel et collectif la liberté d’autonomie personnelle et universelle, le respect de la moralité (ou du devoir) conditionnant le bonheur lui-même. Mais il faut bien distinguer de cette liberté morale, nouménale ou métaphysique, la liberté juridico-politique, phénoménale ou empirique, ce qui nécessite la synthèse de la morale et de la politique du point de vue de l’obligation morale de respecter le droit politique juste, c’est-à-dire républicain (ce qui fait retrouver la synthèse rousseauiste de l’homme et du citoyen). Mais c’est précisément contre une telle anthropologie dualiste que s’élève le second modèle de l’unité synthétique de la morale et de la politique, puisque, selon Hegel, il n’y a pas deux types de liberté, la phénoménalité relevant elle-même de l’auto-effectuation de la liberté de l’esprit absolu, par la médiation de l’esprit objectif ou collectif (et non pas du fait de l’improbable spontanéité ou autonomie de quelque esprit subjectif ou personnel confinant au subjectivisme solipsiste), qui ne peut se réaliser que par le biais de la famille, de la société civile et de l’État, ce qui constitue comme l’accomplissement de la morale par et dans la politique. Mais, dites-vous, quelque chose de Kant résiste en nous à l’optimisme historique hégélien, métaphysique et même théologique, au fond.
Vous concluez que, pour ce qui est des rapports de la morale et de la politique, la synthèse néo-kantienne post-hégélienne semble bien être la plus complète et la plus cohérente, comme en témoignent les recherches philosophiques les plus contemporaines (comme chez Eric Weil, Jürgen Habermas, ou encore John Rawls).
Joël GAUBERT