Morale et économie chez Adam Smith – synthèse

Jean-Louis EUVRARD, 24 avril 2009

Merci, monsieur Euvrard, pour votre propos à la fois savant et vivant.

D’emblée vous rappelez « le problème Adam Smith », qui consisterait en la tension, voire la contradiction, qu’il y aurait entre les dimensions morale et économique de la pensée d’Adam Smith, dimensions dont vous vous proposez, au contraire, d’établir la cohérence, en recherchant ce qu’est devenue la vertu morale de justice du premier grand ouvrage (Théorie des sentiments moraux, 1759) dans la théorie libérale de l’économie dont Smith passe pour le fondateur classique (dans son second grand ouvrage : Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776).

À cet effet, vous partez du caractère empiriste de la théorie morale de Smith, qui fait de la sympathie – capacité de participer aux passions d’autrui – l’origine et le fondement des évaluations et des relations des hommes entre eux, jusqu’au jugement de mérite ou de démérite, les institutions politiques venant contrebalancer les passions sociales en mettant en forme leur limitation par les passions asociales, ce qui sublime la vengeance privée en justice sociale, la vertu morale de justice étant alors juridicisée pour faire respecter les obligations négatives fondamentales de ne pas porter atteinte à autrui dans sa personne et ses biens. Cela mène Adam Smith, précisez-vous, à reformuler les catégories aristotéliciennes, notamment celle de « justice distributive », en termes de charité ou d’usage privé de sa richesse, ce qui fait alors contresens par rapport à Aristote mais aboutit à la justification de la société civile marchande ou capitaliste.

L’ouvrage sur La Richesse des nations viendra, en effet, fonder la société commerçante sur la vertu de justice négative exigible par la force et non pas sur les vertus de bienveillance et bienfaisance, l’échange marchand spontané se substituant au sentiment même de sympathie dont il joue alors le rôle instituteur, Smith faisant la théorie du marché concurrentiel et du salariat productif (comme Marx le reconnaîtra).

Pourtant, insistez-vous, s’opère chez Smith un retour du refoulé de la notion aristotélicienne de justice distributive par le biais de ce que vous appelez la normativité inconsciente de la loi économique naturelle, qui produit un ordre social global qui ne relève cependant pas d’un résultat intentionnel. Cela est tout particulièrement manifeste dans les chapitres sur le salariat, qui présentent le paradoxe d’être à la fois une défense et illustration du capitalisme et une critique aiguë de ses nouveaux maîtres, Adam Smith mettant en évidence, derrière le contrat de travail individuel, des rapports conflictuels de classe, les maîtres n’écoutant « ni la raison ni l’humanité », dites-vous, c’est-à-dire à la fois l’intérêt bien compris et le sentiment d’équité : Adam Smith n’a donc aucune sympathie (si l’on peut dire !) pour un tel ordre économique libéral dont il passe, pourtant, par un curieux contresens, pour le père fondateur.

Ainsi se trouve mis en évidence le fait que les catégories aristotéliciennes de « justice distributive » et « justice commutative » ne sont pas, ou plus, transcendantes, mais adviennent dans le devenir dit « équitable » de l’économie réelle, thèse ou théorie qui pourrait bien fonctionner, quand même, comme le cautionnement idéologique du nouvel ordre établi, selon un nouveau quiétisme que Smith lui-même partage, finalement. Vous terminez par une belle formule : les lois économiques sont les exécuteurs testamentaires de la défunte justice distributive !

Joël GAUBERT