Michel-Elie MARTIN : De l’essence et de la fonction des formules dans les sciences de la nature – Résumé

Merci Michel-Elie Martin de votre propos toujours à la fois savant et pédagogique.

Vous reconnaissez d’emblée votre dette à l’égard de Robert Blanché (1898-1975) et réduisez votre objet aux sciences physiques, de la nature donc, qui visent à établir une langue symbolique qui soit adéquate à leur objet d’étude, en rupture avec la langue naturelle, qui en reste quand même le métalangage, la notion de loi connaissant des variations de statut sémantique mais aussi épistémologique.

La première forme en est propositionnelle, de type « S est P » (comme chez Aristote), l’attribut « P » étant considéré comme inhérent à la substance « S », qui demeure d’ordre général et non-individuel – l’attribution se faisant par induction, compréhensive ou extensive –, mais qui peut constituer la cheville ouvrière (la mineure) du raisonnement scientifique du syllogisme démonstratif, comme dans : « Tous les animaux sont mortels », or « Les hommes sont des animaux », donc « Les hommes sont mortels » (le syllogisme démonstratif aristotélicien ne s’appliquant pas aux individus). Mais cette forme attributive, dites-vous, concerne plutôt l’exposition que la production du savoir et on peut se demander si tout esprit peut atteindre l’intuition qui est au principe du savoir ; de plus cette forme attributive exclut d’autres formes de connaissance, notamment celle de l’enchaînement des faits temporels ; enfin, concernant le changement et le mouvement des corps matériels, Aristote privilégie, en analogie avec l’art humain, la cause formelle comme énergie agissante, ce qui ruine une détermination des phénomènes par des rapports objectifs.

Selon Galilée, au contraire, le mouvement d’un corps est relatif à ses rapports extérieurs avec les autres corps (selon la causalité matérielle et efficiente, cette fois), ce qui peut dès lors être conçu arithmétiquement et géométriquement, Descartes contribuant à cette mathématisation de la science physique, qui s’accomplit en un mécanisme intégral dont la forme par excellence est la formulation fonctionnelle des rapports universels et nécessaires entre tous les corps (comme chez Newton). Cette forme mécaniste ne réduit pas pour autant son objet – les liens entre les dimensions mesurables des phénomènes – à un simple mécanisme de machine et ses formules fonctionnelles exigent une vérification expérimentale, la notion de loi passant alors du statut ontologique-théologique à un statut symbolique-métaphorique. Les lois causales ne sont pas à négliger mais, dites-vous, elles ne font qu’exprimer sur un plan chronologique ce qui est inscrit dans une relation logico-mathématique qui échappe au temps. En outre, la loi causale a un statut épistémologique ambigu en ce qu’elle ne se fonde que sur la projection par l’esprit humain d’une simple habitude psychologique sur un prétendu, car attendu, ordre ontologique des choses (comme l’établit Hume). Elle n’atteint donc pas l’apodicticité des lois fonctionnelles, seules véritablement scientifiques.

La forme fonctionnelle [y = f(x)] constitue donc, bien plus que les formes attributive et causale, le plus propre de la science physique, la formule fonctionnelle de Laplace exprimant le déterminisme intégral de la nature, en synthétisant toutes les lois fonctionnelles relatives aux différents domaines d’objets considérés, la raison logico-mathématique se substituant ainsi progressivement à la simple connaissance des rapports de causalité. Vous illustrez votre propos en référence à l’histoire des sciences de la nature, en soulignant la partition des lois fonctionnelles en deux branches : celle des lois strictes et celle des lois probabilitaires. Lois probabilitaires qui, elles-mêmes, se subdivisent en deux branches : l’une qui procède de la théorie cinétique des gaz et qui rend compte, tout à la fois, des lois des gaz parfaits comme étant une limite des lois probabilitaires de la distribution des molécules de gaz de Boltzmann et Maxwell ou bien, encore, du second principe de la thermodynamique, comme l’a démontré Boltzmann ; l’autre, qui vaut dans la théorie quantique des particules.

Mais, au niveau quantique, le caractère probabilitaire de(s) la loi(s) est plus radical puisque la position et la vitesse d’une particule y sont objectivement indéterminables ensemble, ce caractère probabilitaire semblant menacer toutes les lois fonctionnelles strictes, puisqu’il paraît indépassable. Le principe du déterminisme de Laplace doit-il donc céder, demandez-vous, devant la loi d’indétermination ou « principe d’incertitude » d’Heisenberg ? Einstein ne le pensait pas : il postula des « variables cachées » des particules par-delà leur « indétermination », considérée alors comme provisoire. Einstein, Podolski et Rosen proposèrent même une expérience de pensée (« le paradoxe EPR ») allant dans le sens de ce postulat, mais les « inégalités de Bell » (1964), testées en 1981 par Alain Aspect, donnèrent tort à Einstein.

Mais si l’usage des probabilités est nécessaire en microphysique, comment des lois fonctionnelles strictes peuvent-elles apparaître au niveau macroscopique, redemandez-vous ? Cela pose le problème de l’accord ou de « la correspondance » entre ces deux ordres. Or celle-ci provient d’une « décohérence » des particules microscopiques, selon l’hypothèse de Dieter Zeh (1970) confirmée en 1996, le maintien de la cohérence étant artificielle, comme le montrent les superfluides et les supraconducteurs.

Vous en concluez, d’un point de vue épistémologique plus général, que ce qui caractérise le plus le devenir historique et théorique des sciences de la nature c’est leur abstraction mathématique croissante, ce motif formaliste (« mathématiste », dit Robert Blanché) transcendant donc leur motif phénoménologique ou physicaliste, mais sans se réifier métaphysiquement en une prétendue connaissance d’une quelconque « chose en soi » qui échapperait à toute détermination expérimentale. À ce « mathématisme » des sciences de la nature, il faut même adjoindre la dimension technique de toute expérimentation scientifique selon un « matérialisme technique » formant couple avec le « rationalisme mathématique », comme l’établit Gaston Bachelard dans Le rationalisme appliqué (1949). La « nouménologie » mathématique, qui atteint l’intelligible, la raison de la réalité physique cachée, permet ainsi ce que vous appelez une « nouménotechnie », qui rend le rationnel réel en actualisant des potentialités de la nature n’ayant pas encore émergé. Cette « ontogénie technique », insistez-vous finalement, constitue donc la garantie de l’objectivité des sciences de la nature, l’émergence et la multiplication des « lois nouménologiques » – dont le statut n’est pas d’ordre seulement symbolique mais bien aussi ontologique – ouvrant ainsi un nouvel âge scientifique, celui de la nouménotechnie réalisant la nouménologie mathématique.

Joël Gaubert