André STANGUENNEC, 11 décembre 1998
Laissez-nous vous dire d’abord, Monsieur Stanguennec que, pour sa dixième séance, la Société Nantaise de Philosophie est heureuse d’écouter ce soir son président, d’autant plus que nous ne pouvons que vous remercier pour la clarté pédagogique et la rigueur théorique de votre propos, deux qualités toujours difficiles à tenir ensemble.
Après avoir reconstruit le marxisme classique, en référence à ses trois lieux privilégiés d’investissement (économique, juridico-politique et symbolique, le premier niveau déterminant en dernière instance les deux autres), vous en avez mis en évidence deux difficultés internes : son incapacité à rendre compte, dans le cadre de son schéma explicatif de type naturaliste, de l’émergence d’un intérêt désintéressé ou pur pour la vérité universelle, et donc son incapacité à prendre en compte le moment normatif qu’une telle émergence présuppose.
Afin de surmonter la première difficulté, vous avez reconstruit la théorie des intérêts de J. HABERMAS qui, dans Connaissance et intérêt, distingue et articule l’intérêt technique pour la puissance, l’intérêt pragmatique pour la reconnaissance et l’intérêt théorique pour la connaissance, ce dernier rendant compte de la possibilité de l’émergence d’une science vraie en rupture avec les idéologies, dont elle peut alors légitimement prétendre faire la critique.
Afin de surmonter la seconde difficulté, vous avez reconstruit la pragmatique transcendantale de K.O. APEL qui, dans Transformation de la philosophie, met en évidence les conditions normatives idéales de toute communication argumentée susceptible de fonder un accord universel : les présuppositions nécessaires de la véridicité, de l’égalité et de la solidarité des interlocuteurs.
À partir de là, vous nous avez proposé une extension ou application de cette éthique de la discussion au champ proprement politique : une telle conception du débat rationnel et raisonnable ne serait-elle pas à même de fonder la formation de la volonté publique souveraine, telle que la comprend tout particulièrement l’Idée républicaine, comme HABERMAS tente de l’établir dans L’intégration républicaine ?
Cependant, vous concluez votre propos en attirant notre attention sur deux insuffisances de la pragmatique transcendantale, qui viendraient limiter sa prétention à une telle fondation politique. Elle méconnaîtrait, en amont, le moment décisionnel proprement intrasubjectif qui fait qu’un homme choisit la raison en se détournant de la violence, comme E. WEIL y insiste dans Logique de la philosophie. Elle méconnaîtrait aussi, mais en aval cette fois, l’autonomie du droit proprement politique qui, à l’encontre de toute violence juridique émanant du libéralisme ou du socialisme, serait seul à même d’opérer la synthèse effective du principe libéral des droits-libertés et du principe social des droits-créances par la médiation du principe républicain des droits-participations, comme A. RENAUT l’établit dans Des droits de l’homme à l’idée républicaine. Cette vertu théorique et pratique de l’Idée républicaine ne serait-elle pas à retrouver et féconder aujourd’hui, pour affronter les pathologies de notre époque ?
ÉLÉMENTS DU DÉBAT
Le débat s’est entamé à propos de la fragilité, voire l’illégitimité, du choix en faveur de la raison, qui ne pourrait se fonder de façon ultime (toute fondation présupposant ce qu’il s’agit précisément d’établir : la primauté de la raison), ni même s’autojustifier après coup comme étant le bon choix face à une violence qui ne veut rien savoir ni comprendre : Calliclès ne serait-il pas au moins aussi fondé à interrompre le dialogue que ne l’est Socrate à le poursuivre tout seul ? Pourtant, ne peut-on pas échapper au pur décisionnisme, arbitraire comme tel, en recherchant une fondation de type pratique, qui témoignerait du caractère exemplaire du choix de la raison une fois effectué et mis en oeuvre, en ce qu’il fonderait un bien vivre ensemble et personnel qui pourrait prétendre rivaliser, en droit comme de fait, avec la vie mutilée qui engendre la violence qui la redouble en retour ? Si le choix de la raison apparaît à l’homme violent comme l’automutilation d’un soi qui n’aspire au mieux qu’à l’indépendance privée et, au pire, à l’expansion vitale particulariste, ne faut-il pas interpréter cette autolimitation comme un acte d’autonomie ouvrant à l’émancipation intellectuelle et morale en référence à la totalité potentielle des pensées, discours et actes susceptibles d’être pratiqués par ceux qui y trouvent leur raison de vivre ensemble ? Autrement dit : ne peut-on envisager ici une fondation de type réflexif et pratique qui, sans prétendre à la contrainte logique catégorico-déductive, ou encore hypothético-inductive, ne serait pas pour autant livrée au pur subjectivisme existentiel, qui ne peut qu’alimenter la guerre de tous contre tous ?
À ce moment-là du débat, s’est posée la question de la pertinence sociologique actuelle de ce dilemme entre la raison et la violence : l’individu de nos sociétés démocratiques contemporaines, soucieux de son seul bien-être physique et psychique, fût-il partagé, ne serait-il pas également éloigné de la raison et de la violence, en ce qu’il semble bien ne pas plus aspirer à la première qu’il ne serait fasciné par la seconde, illustrant ainsi une troisième voie du vivre personnel et collectif, qui aurait échappé aussi bien à Socrate qu’à Calliclès ? Cependant, n’est-ce pas le contexte de la rationalité instrumentale et communicationnelle qui permet à un tel individu de jouir à la fois de la sécurité et de la reconnaissance, l’éventuelle raréfaction de ces biens risquant à tout moment de le reconduire à la violence à l’encontre d’autrui, voire de soi : la violence ne constituerait-elle pas le destin du choix de la conservation et de la communication de soi comme fins suprêmes de l’existence ?
C’est ainsi que le débat s’est finalement porté sur le devenir et le sens de l’éthique de la discussion elle-même : née d’une hyper-épistémologie critique qui dégage, en référence à Kant et à Fichte, un intérêt désintéressé pour la raison réflexive et émancipatrice, elle semble s’être muée aujourd’hui (depuis la Théorie de l’agir communicationnel de Habermas) en une hyper-sociologie organique. Son intérêt préférenciel pour l’intérêt pour la reconnaissance mutuelle par le biais de l’échange langagier ne fait-il pas en effet que redoubler, en l’euphémisant, l’intérêt technique pour la puissance, justifiant ainsi le fait accompli d’une société communicationnelle qui se développerait aujourd’hui comme un « procès sans sujet » (voir Habermas, L’intégration républicaine, pp. 269-274) ? Ne peut-on craindre que la dimension critique de la « théorie critique » ne finisse par s’exténuer, au seul profit d’une théorie descriptive du monde tel qu’il va et dont les pathologies économiques, sociologiques, politiques et symboliques se trouveraient à la fois exprimées et masquées par une idéologie communicationnelle néo-libérale ? En effet, la promesse habermassienne d’un dépassement de l’alternative du libéralisme et du républicanisme par une « politique délibérative » (id.) semble bien devoir demeurer inaboutie, en ce qu’elle s’autorise d’une reconstruction de l’Idée républicaine qui la fausse en la réduisant à une conception de l’État comme « communauté éthique » oublieuse de sa dimension proprement juridique. Une telle réduction s’opère ici au profit d’un libéralisme procédural dont la vertu est supposée dépendre des « ressources du monde social vécu », dont on voit mal comment il pourrait lui-même échapper à la pression des « prestations systémiques » de la cybernétique enfin devenue monde : n’y aurait-il pas là une contradiction interne, que la théorie de l’agir communicationnel semblerait ne plus devoir continuer à éluder ? La pragmatique transcendantale selon Apel, qui met en évidence (notamment dans Penser avec Habermas contre Habermas ) les difficultés internes de la pragmatique finalement empirique de Habermas, ne serait-elle pas en mesure d’en dépasser les apories, en ce qu’elle tâche de fonder le choix de la raison sur des présuppositions normatives idéales échappant aussi bien au contexte empirique du monde vécu qu’à la logique systémique du monde conçu ? Une telle démarche ne serait-elle pas propre à reféconder la dimension critique de la « théorie critique » issue de l’École de Francfort, comme Apel paraît bien s’en soucier lorsqu’il interpelle directement « une philosophie néopragmatiste du common sense (qui) s’oppose à ceux qui veulent changer le monde » (pp. 41-42) ? Il est cependant permis de douter d’une telle vertu critique puisque Apel, tout comme Habermas, fonde son entreprise de pensée sur l’abandon du « paradigme de la subjectivité » au profit de celui de l’intersubjectivité communicationnelle, ce qui semble bien débouter radicalement le soi personnel, mais aussi collectif finalement, de toute prétention de changer quelque chose à l’ordre des choses. Ne pourrait-on pas, ici, interpréter le silence obstiné de la nouvelle théorie de la communication sur la nécessaire médiation scolaire, susceptible d’éduquer chacun et tous à la participation active à un débat éclairé et responsable visant à l’institution de « la liberté dans et par la raison » (Weil, dans Philosophie politique), comme un abandon de ce que l’Idée républicaine a de plus propre, puisque celle-ci s’attache à penser de concert la fondation politique du vivre ensemble et l’instruction du peuple et du citoyen qui en sont les instituteurs ? Un tel abandon serait-il vraiment bienvenu au moment même où la société communicationnelle prétend constituer (enfin !) « la société sans école » tellement rêvée par les nouveaux maîtres du monde ?
Joël GAUBERT, le 13 décembre 1998.