Malaise dans la civilisation du bonheur

Joël GAUBERT

Contribution au « Journal européen de philosophie :

PENSER au présent »,no 1, janvier 1999.

Il y a bien longtemps que le bonheur n’est plus une idée neuve en Europe et dans le monde, notamment depuis que le libéralisme utilitariste en a fait le fondement même de la vie individuelle et commune. Cependant, un tel projet, si alléchant, est-il aussi bienveillant et bienfaisant qu’il le prétend ?

En effet, l’ « ordre mondial » contemporain ne vient pas de sortir : la structure des rapports actuels des hommes au monde, entre eux et à eux-mêmes, trouve son principe dans le libéralisme anglo-saxon du XVIIIe siècle. Selon ce courant de pensée, la fin ultime de l’existence humaine est « le plus grand bonheur possible pour le plus grand nombre » (BENTHAM), au moyen de la production maximale des biens matériels et, maintenant, de la communication intégrale des informations fonctionnelles. Ne peut-on pas penser, en effet, que le bonheur, individuel et collectif, nécessite le dépassement de la rareté et de la violence, en vue de la satisfaction du besoin de consommation et du désir de reconnaissance, par le biais du libre échange sur le marché des services, des messages et des hommes eux-mêmes ? Quel esprit chagrin pourrait bien trouver à redire à une aspiration qui paraît aussi légitime que générale ? Qui ne voit, cependant, que cette condition semble-t-il nécessaire du bonheur prétend, aujourd’hui plus que jamais, être suffisante, et que cette prétention à l’exclusivité soumet de plus en plus le monde et les hommes eux-mêmes à une volonté de puissance et à un désir de jouissance effrénés ? Qui ne voit que le marché, promu au rang de nouveau souverain, bien loin de pourvoir spontanément à la satisfaction de tous, selon la logique d’une « main invisible » ou encore d’un « chaos organisateur », ne fait qu’augmenter à la fois le blasement et la frustration des individus, comme les servitudes et inégalités entre les collectivités, le contentement annoncé faisant place au ressentiment généralisé ? Les voies du marché semblant être encore plus impénétrables que celles de Dieu, on ne peut que se demander selon quelle logique le bonheur programmé en vient ainsi à produire une conscience qui paraît bien être plus malheureuse que jamais : ne s’agit-il que d’une impuissance conjoncturelle à laquelle un surplus de production et de communication ne manquera pas de remédier, ou bien d’un vice structurel que seule une autre conception du bonheur, comme de l’existence humaine tout entière, pourrait dépasser ?

L’analyse théorique et l’expérience historique mettent en évidence que c’est bien selon la logique interne d’un destin que l’utopie libérale du bonheur partagé débouche, elle aussi, sur l’empirie infernale d’une guerre de tous contre tous redoublée, en raison d’une double réduction, illégitime comme telle, de l’existence humaine. En effet, qui commence par réduire l’humanité, collective et individuelle, aux seuls soucis de la conservation et de la communication de soi ne peut, logiquement, que s’attendre à la voir se déchirer sous l’emprise de la soif de domination de l’autre homme comme du monde. Promouvoir les impératifs hypothétiques de la volonté d’efficience et du désir de reconnaissance à la dignité d’impératifs catégoriques ne peut que rendre l’homme aveugle à la seule voie du véritable bonheur : la recherche réfléchie de la vérité, elle-même condition d’une vraie liberté, comprise comme autonomie cultivée et non pas indépendance spontanée. Cet effort de soi sur soi, et même contre soi, qui, dans le libre rapport à l’autre, individu ou groupe, intègre et dépasse la conscience malheureuse de la finitude humaine, ne constitue-t-il pas la recherche de la sagesse, dont aucune volonté de puissance ni désir de reconnaissance ne pourront jamais dispenser ? L’estime de soi dans 1a difficile conquête d’une autonomie dialoguée peut seule fonder le véritable contentement, que ne peut que différer indéfiniment la revendication ressentimentale d’une illusoire et dérisoire jouissance octroyée par la machinerie économique et l’ingéniérie communicationnelle. Serions-nous désormais tellement civilisés que nous n’aurions plus rien à apprendre de l’antique projet de la sagesse, qui ne conçoit de vrai bonheur que médité et mérité, c’est-à-dire fondé sur la vertu ?


C’est là qu’apparaît la seconde réduction que fait subir à l’humanité notre époque si éclairée, qui fait du bonheur le souverain bien de toute vie, individuelle comme collective, la destinant ainsi à toutes les servitudes et turpitudes. Si c’est bien la vertu qui est au fondement du véritable bonheur (et non pas le contraire !), ne constitue-t-elle pas la fin suprême de toute existence humaine digne de ce nom, qui ne peut trouver 1e vrai contentement que dans sa recherche infinie ? Il convient, en effet, de préciser ici, pour éviter la régression moralisatrice de plus en plus exaltée par tous les charlatans d’un bonheur de type communautaire, que la véritable vertu n’est pas l’allégeance aveugle à quelque sens déjà établi, mais bien l’exercice continué d’une réflexion éclairée, aussi bien dans le domaine politique de la formation de la souveraineté populaire que dans le domaine éthique de la constitution de l’autonomie personnelle. N’est-ce pas la leçon du libéralisme républicain, issu de ROUSSEAU et de KANT, que vertu civique et vertu morale ne se peuvent réellement qu’en s’instruisant réciproquement ? Ne serait-il pas urgent de s’en souvenir pour espérer échapper à la logique meurtrière et suicidaire du temps présent, dont l’idéologie du bonheur technologiquement programmé ne peut que produire un désenchantement qui fait le lit du bruyant et effrayant retour de tous les bonheurs prétendument révélés ? Mais si « la question du bonheur » relève inséparablement de l’éthique et de la politique, ne faut-il pas préciser les conditions de possibilité objectives et collectives de la recherche du bonheur ? En renversant l’antique hiérarchie qui subordonnait la vita activa à la vita contemplativa (ARENDT), les Modernes ont réduit le bonheur à sa dimension matérielle (technique et pragmatique) de plaisir octroyé (ou dispensé) par la fortune, dans l’oubli ou le mépris de la dimension spirituelle (théoréthique) d’un bonheur mérité car médité, c’est-à-dire provenant de et fondé sur la vertu. Du même coup, les modalités d’accès au bonheur ont été réduites par la modernité démocratique à l’établissement de l’égalité arithmétique, ou absolue, des conditions économiques et sociales (selon la revendication : « la même chose pour tous » ; là où les Anciens accordaient la primauté à l’égalité géométrique, ou proportionnelle, entre les contributions de chacun à la collectivité et les rétributions de celle-ci à chacun, selon l’exigence : « à chacun selon son mérite »), ainsi qu’au déploiement de la liberté d’indépendance privée (selon le bon plaisir ou le « choix personnel » de chacun ; là où les Anciens accordaient la primauté à la liberté d’autonomie et même à la souveraineté personnelle et publique, en vue du bien-vivre ensemble et individuel). La préférence affichée pour l’égalité des conditions ne pouvait alors manquer de devenir progressivement une passion liberticide, au détriment de la liberté d’indépendance comme de la liberté d’autonomie, en ce que l’administration d’une telle égalité nécessite un appareil d’État à la fois fort techniquement (efficace) et doux moralement (bienveillant), ce qui finit par engendrer la plus insidieuse car la plus agréable des servitudes volontaires, sous la forme de l’État-Providence. Mais le devenir-monde de ce « despotisme démocratique » (TOCQUEVILLE) – qui peut laisser advenir un État autoritaire, voire préparer et même finir par engendrer un État totalitaire, comme cela s’est produit au XXe siècle –, relève-t-il d’un destin auquel, par définition, nulle entreprise humaine ne pourrait résister, ou bien d’une destinée que l’action politique et morale des hommes pourrait encore infléchir voire rectifier ? En ce dernier cas, faudrait-il en revenir aux genres de vie personnels et collectifs des Anciens (à supposer que cela fût même possible), ou bien plutôt tâcher de composer, dans les conditions historiques contemporaines, l’exigence aristocratique des Anciens (et donc la reconnaissance du mérite de chacun) et le souci démocratique des Modernes (et donc la reconnaissance de l’égale dignité de tous) ? Cela ne se pourrait-il pas par la médiation d’une refondation républicaine de la démocratie, ou encore de l’institution d’une « démocratie aristocratique » (WEIL), dans laquelle la discussion de tous et l’instruction par les meilleurs s’entreféconderaient, afin de fonder une vie réellement heureuse car rendue libre et éclairée par la raison partagée, ou encore « une vie bonne avec autrui dans des institutions justes » (RICŒUR), où la puissance publique veillerait à l’établissement des conditions nécessaires sans lesquelles on ne peut effectivement rechercher et sans doute encore moins trouver le bonheur (en deça d’un certain seuil de pauvreté ou encore d’« exclusion », notamment), pour laisser ou, plutôt, permettre à chacun et à tous d’œuvrer à la satisfaction des conditions suffisant à leur propre bonheur ? Ce qui permettrait d’échapper au double écueil d’un État minimal voire totalement « empêché » (de type néo ou ultra-libéral), qui se défausse de toute préoccupation de justice économique et sociale (comme de tout souci de sagesse intellectuelle et morale, bien entendu), sous prétexte de ne vaquer qu’à la justice juridique (pénale, surtout, et donc judiciaire !), et d’un État autoritaire (et a fortiori totalitaire), qui prétendrait à une compétence métaphysique en matière de détermination et d’imposition d’une vie bonne pour tous, comme y appellent toutes les variantes du communautarisme contemporain, au nom d’un « réenchantement » (voire d’un réarmement moral) du monde. Cela ne nécessite-t-il pas, enfin, une instruction et éducation (historique et philosophique, notamment) qui ré-éveillerait chacun et tous, individuellement (les citoyens et les hommes) et collectivement (les peuples et les civilisations), à leur capacité et même leur obligation de se constituer, à nouveau, en auteurs ou sujets de leur propre existence, plutôt que d’en demeurer les simples acteurs ou, pis encore, les spectateurs passifs ? Cela ne serait-il pas propre à ré-ouvrir une histoire politique et éthique à laquelle le prétendu libéralisme d’aujourd’hui et toutes ses répliques communautaristes ambitionnent de mettre fin, au profit d’un anonyme techno-droit procédural (ou encore d’un « procès » ou d’une « histoire sans sujet ») qui alimente, en réaction, des « identités culturelles » constituant autant de « sujets sans histoire » dans leur refus obstiné de changer aussi peu que ce soit, ce qui, dans ces deux cas qui n’en font plus qu’un seul, ne peut qu’administrer un malheur dont le désespoir est susceptible de rendre à nouveau les hommes disponibles pour les pires aventures politiques et éthiques ?