L’usage de la fiction en philosophie critique (Synthèse)

Conférence du 8 janvier 2025

Merci, André Stanguennec, pour votre propos toujours aussi érudit et réfléchissant à la fois, ce qui confère une forte densité à votre exposé.

Vous circonscrivez d’emblée le champ de votre recherche comme étant ici celui des philosophies modernes critiques qui thématisent centralement le concept d’expérience en examinant les conditions de possibilité a priori ou éidétiques (de eidos, essence) de toute expérience ainsi que les limites de celle-ci, et dont vous distinguez et articulez deux orientations : la tradition kantienne et la tradition phénoménologique. Mais, prévenez-vous, c’est l’usage méthodique de la fiction dans le contexte de la critique transcendantale kantienne qui sera au cœur de votre réflexion, articulée selon trois grands moments successifs, relatifs, d’abord, à la théorie de la connaissance, puis à la philosophie pratique (morale) et, enfin, à la critique de la faculté de juger ; mais sans exclure, précisez-vous, la comparaison avec les usages post-kantiens et néo-kantiens de la fiction, selon les besoins de l’analyse.

Vous entamez alors votre exposé par l’analyse du schématisme qui, en toute expérience selon Kant (dans l’Analytique transcendantale de la Critique de la raison pure, 1781) subsume le sensible sous l’intelligible par l’intermédiaire d’un schème produit par l’imagination transcendantale, qui rend ainsi possible a priori l’appréhension du sensible selon une forme, une figure intelligible, comme en géométrie et en physique, par exemple. Le schème est ainsi une fiction, qui peut soit demeurer imaginaire et donc illusoire (fictive) si on la réifie, soit devenir effective si on en use comme d’une méthode préalable de connaissance possible. Comme l’entend Hans Vaihinger (dans La Philosophie du comme si, 1911), qui distingue les fictions méthodologiques d’hypothèses vérifiables ou falsifiables expérimentalement et les fictions totalement imaginaires qui, tout en pouvant demeurer de pures illusions – comme dans leur usage dogmatique par la métaphysique antique et classique qui considère les Idées de la raison comme des réalités objectives –, peuvent aussi acquérir un usage régulateur de toute connaissance possible, comme Kant l’établit (dans la Dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure) en distinguant bien le « juge » (le philosophe critique) du « censeur » (le philosophe sceptique), auquel le premier doit se substituer pour fonder le droit légitime de satisfaire le besoin métaphysique naturel de la raison.

La construction d’un schématisme des concepts répond, chez Kant, à la nécessité de les « concrétiser », qu’ils soient des catégories de l’entendement ou des Idées de la raison, ces dernières étant les concepts logiques d’une totalité inconditionnée dans les ordres psychologique (l’Idée d’âme), cosmologique (l’Idée de monde) et théologique (l’Idée de Dieu). Kant anticipe ici, précisez-vous, le sens du « concret conceptuel » selon Hegel, qui s’accroit et s’accomplit dynamiquement en surmontant l’abstraction et la stérilité des concepts séparés et fixes et opérant leur unification avec une altérité : tantôt l’altérité des intuitions sensibles, lorsqu’il s’agit du schématisme de la connaissance objective, tantôt l’altérité des autres Idées intelligibles systématisant nos connaissances empiriques et les articulant à nos actions morales, lorsqu’il s’agit du schématisme systématique de la raison pure, comme le souligne l’historien de la philosophie Claude Piché dans son étude du schématisme de la raison pure chez Kant (auquel il faudrait ajouter, selon vous, le dialogue platonicien entre les systèmes d’Idées qui les fait s’enrichir mutuellement par un examen inter-critique qui nécessite des partenaires fictifs). Dans le domaine des Idées transcendantales, le schématisme fait donc croître un « système » qui est lui-même, selon Kant, « une pure fiction (eine blosse Erdichtung) », mais qui n’en a pas moins un usage utile pour penser et orienter concrètement notre raison vers une totalisation de plus en plus compréhensive et cohérente des significations selon une interprétation progressive des Idées d’âme, de monde et de Dieu, visant à la totalité absolue. On peut ici faire un lien, évoquez-vous, avec la philosophie de la genèse des formes symboliques culturelles chez Ernst Cassirer, qui concrétise historiquement le système du pur schématisme kantien, notamment pour ce qui est de l’Idée de Dieu (dans La pensée mythique, 1925) dont l’invariant imaginaire essentiel (en référence à Husserl) permet de distinguer le Dieu des religions monothéistes des dieux polythéistes variables que forment les cultures vouées aux mythes : il s’agit alors d’un être infiniment parfait, fictionné comme une intelligence et une volonté, créateur du monde, alors que les dieux mythiques ne sont jamais en dehors du monde et que l’idée de création ex nihilo n’y est pas présente.

Vous revenez alors fortement, pour les préciser, sur les deux conceptions et usages possibles des Idées transcendantales de Dieu, du monde et de l’âme : ces « êtres de raison » sont de simples « fictions », dit Kant, sans aucun objet intuitif réel et donc sans « signification » (Bedeutung), sinon sans « sens » (Sinn) en eux-mêmes, susceptibles de deux usages : un usage dogmatique transcendant, qui mène à l’erreur si on les réifie ainsi, et un usage critique transcendantal, « régulateur » et non plus « constitutif », qui introduit une cohérence systématique dans nos connaissances et nos actions. Ces deux orientations partent de la production naturelle par l’esprit de la même Idée rationnelle, mais jugent et évaluent sa modalité et sa valeur de vérité de deux façons opposées. Cependant, si à l’origine l’Idée est une fiction qui a l’« apparence » (Schein) d’être une réalité, cette apparence est naturelle car constitutive de l’Idée (ce qui fait qu’elle semble presqu’irrésistiblement renvoyer à un objet réel) et elle demeure telle après avoir été jugée comme fausse, ou « sans objet » réel, l’erreur consistant ici à lui accorder dogmatiquement l’existence de cet objet, par manque de vigilance critique du philosophe. C’est donc cette illusion, et non pas l’apparence en elle-même, qui doit cesser, en considérant l’Idée logique comme une fiction à la réalité de laquelle l’esprit subjectif ne croit pas. Qu’on ait affaire à des principes de l’entendement ou à des Idées de la raison, il faut donc d’abord définir les fondements logiques préalables avant d’en faire un usage fictionnel, qu’il soit cognitif, relevant de l’Analytique de la connaissance, ou qu’il soit régulateur, relevant de la Dialectique. Mais, complémentairement, il faut réunir le concept ainsi logiquement défini avec d’autres contenus, soit sensibles (les objets empiriques) soit intelligibles (les autres Idées), qui ne sont pas immédiatement compris dans la définition acceptée, ce qui est le cas dans les deux sortes de schématisme précédemment évoqués, l’un sensibilisant les catégories intellectuelles dans une connaissance, l’autre systématisant concrètement entre elles les Idées rationnelles d’abord abstraitement séparées en leur fixité. Cette abstraction est ainsi complétée par l’esquisse judicative et déductive des « relations » unissant les Idées entre elles sous l’unité synthétique suprême de l’Idée théologique qui, même en contexte critique et régulateur, engendre le schème qui fournit a priori les fins et ne les attend pas empiriquement, fondant ainsi une unité architectonique, dit Kant. À la différence du faux objet ou de l’objet illusoire de l’Idée affirmé par les dogmatiques, le véritable objet de l’Idée n’est autre que le schème générateur (substantiel, causal et interactif) qui la relie aux autres Idées en un système. Or, dans cet usage rationnel des catégories de la relation comme principes relationnels concrets, la raison « reprend » ou « reproduit » des modes de relations logiques produits par l’entendement, vis-à-vis desquels elle est donc en situation de « réceptivité ». Comme tout schématisme, donc, le schématisme de la raison pure opère ainsi, à partir de l’Idée comme fiction, l’unité de la spontanéité qui forme l’Idée pure et de la réceptivité qui accueille les concepts de l’entendement comme des schèmes à réélaborer, pour concrétiser la fiction d’abord abstraite de l’Idée séparée, en attente d’une systématisation métaphysique qui ne soit plus victime de leur réification fautive, la liberté de notre jugement modal concernant les Idées de la raison étant aussi bien dans la décision de rompre avec l’erreur que dans la possibilité de celle-ci, insistez-vous.

Vous en venez alors au second point de votre exposé, concernant l’usage de la fiction dans la philosophie morale, que vous évoquez en référence à deux contextes. Le premier est celui de l’universalité de la loi morale, à propos de laquelle Kant, à la fin de son Anthropologie du point de vue pragmatique (1798), effectue une supposition fictionnelle : « il se pourrait bien qu’il y eût des êtres raisonnables sur d’autres planètes » et, si oui, la loi morale s’imposerait à eux exactement comme elle s’impose à nous. Ce n’est donc pas la spécificité de sa constitution, physique et psychologique, qui constitue la nature morale de l’homme, mais son rattachement à un genre, celui des êtres raisonnables, dont nous pouvons penser, au moyen d’une fiction rationnelle, qu’il en existe d’autres espèces dans l’univers. Il faut donc bien distinguer le domaine des règles, qui est celui du fondement universellement rationnel de la morale, et le domaine des fins, des buts concrets de la moralité, qui concrétise les devoirs spécifiquement humains et qui est celui des mœurs, des habitudes humaines collectives, l’autonomie de la volonté de la loi étant première et antérieure au respect, qui n’est qu’un effet de la représentation première de la loi morale sur la sensibilité proprement humaine.

Le second contexte d’utilisation de la fiction en philosophie morale est celui que Kant propose pour tester la valeur d’universalité de nos règles d’action et qui nécessite que l’on se réfère au modèle analogique et fictionnel d’une nature soumise à des lois, en se demandant s’il est possible d’universaliser telle règle morale « à la manière d’une loi de la nature ». Si oui, cette règle, qui n’est d’abord qu’une maxime subjective, acquiert la valeur d’une loi ; si non, elle demeure une maxime d’intérêt particulier et ne peut donc être une loi morale véritable, ce que Kant illustre, notamment, en référence à un prêt que l’on envisagerait de ne pas rendre tout en l’ayant promis, cette maxime subjective étant incompatible avec la définition logique du prêt ainsi qu’avec l’idée même de nature soumise à des lois universelles, outre qu’elle entraînerait le pire des conflits empiriquement. Mais, s’il y a une correspondance remarquable entre l’usage de la fiction dans la critique théorique et son usage dans la critique morale, l’imagination fictionnelle n’est ici qu’analogique (« comme si (als ob) c’était une loi de la nature »), puisqu’elle ne se rapporte plus à un monde matériellement empirique des phénomènes (comme le schème cognitif) mais au monde de l’action morale, qui renvoie à la volonté pure de la liberté, faisant qu’une action est imputable à un sujet autonome à l’égard du monde sensible. Avec son modèle (ou « type », dit Kant), l’impératif catégorique peut donc se comprendre comme une méthode fictionnelle pour tester la valeur de nos maximes pratiques : le « faire comme si » fictionnel étant ici l’essai « d’agir comme si » les maximes étaient les lois d’un monde.

Vous précisez alors que, dans le domaine de la Dialectique de la raison pratique (Critique de la raison pratique, 1788), le philosophe critique construit un symbolisme moral des significations métaphysiques au moyen de fictions anthropomorphes qui les concrétisent, évitant ainsi l’anthropomorphisme dogmatique tout en autorisant un anthropomorphisme symbolique, ce qui permet, notamment, de substituer au Dieu du déisme, trop abstrait, le Dieu du théisme, à qui l’on peut attribuer « une causalité par la raison à l’égard du monde ». Cette concrétisation fictive, analogique et anthropomorphe, de l’Idée de Dieu nous permet, en tant qu’agents moraux, d’avoir confiance en l’efficacité de nos actions morales dans un monde qui, sinon, serait livré aux mécanismes d’une nature indifférente à celle des lois morales. Cela répond à la dernière question de l’anthropologie transcendantale : « Que m’est-il permis d’espérer ? » dans le domaine de l’action morale, à condition de veiller à ne pas réifier ce « schématisme de l’analogie » (dont nous ne pouvons pas nous passer) en un schématisme dogmatique, selon un anthropomorphisme potentiellement fâcheux.

Puis vous en venez, au troisième et dernier moment de votre propos, à la question de l’usage de la fiction dans les domaines, associés par Kant, du jugement esthétique et du jugement sur les êtres vivants organisés de la nature. Dans le domaine de la critique esthétique, il faut bien distinguer entre deux formes de symbolisme analogique. En effet, à la différence des symboles moraux, qui vont des Idées de la raison aux images et aux symboles anthropomorphes qui les concrétisent pour rendre crédible le succès de l’action morale, le symbolisme esthétique que construit le génie artiste va des images produites par son imagination géniale aux Idées métaphysiques et morales (dont part le philosophe), en cherchant à s’approcher d’une présentation (« eine Darstellung ») des Idées de la raison en leur donnant l’apparence d’une réalité objective, vers laquelle elles ne peuvent, cependant, que tendre en leur fournissant non pas un schème adéquat à une réalité objective, mais seulement l’apparence d’une telle réalité, ce symbolisme du génie artiste demeurant donc allégorique en ce que l’image reste extérieure à l’Idée, selon « un don naturel » (Kant) donnant ses règles à l’art. Alors que Schelling et certains romantiques allemands iront bien plus loin en posant que l’image géniale n’est pas, comme chez Kant, une analogie extérieure à l’Idée, mais que l’Idée la pénètre intérieurement, cette image n’étant donc plus « allégorique » mais, selon le terme introduit par Schelling : « tautégorique ».

Pour ce qui est, enfin, de l’usage de la fiction dans le domaine du jugement sur les formes organiques de la nature, vous partez d’une analogie du jugement biologique actuel relatif à l’information génétique qui, vous semble-t-il, se situe dans le prolongement des interprétations critiques de Kant. En effet, l’organisme vivant contient une information génétique qui règle la synthèse matérielle des éléments du cytoplasme, schématisant ainsi son concept génétique en réglant ces synthèses grâce à l’ARN messager, qui est un ARN schématisant, intermédiaire, comme le schème de l’imagination chez Kant, entre l’information (telle une catégorie) et la matière (telle une intuition) qui doit être informée. De plus, il y a un effet en retour de la synthèse sur la source d’information, donc interaction entre le concept germinal et la forme somatique. Mais s’il y a, donc, une analogie très profonde entre la production de ses formes organiques par la nature et la production des formes sensibles par l’imagination humaine, on ne peut pas identifier l’un à l’autre ces deux modes de production mais simplement penser qu’il y a dans la nature, de façon inconsciente, seulement l’analogue d’une pulsion formatrice et l’analogue d’une imagination productrice inconsciente. Alors que Schelling, précisez-vous, qui part des indications fournies par Kant dans la Critique de la faculté de juger (1790), construit une métaphysique que Kant aurait jugée dogmatique puisqu’elle fait du concept de substance un usage cognitif transcendant et panthéiste (Kant le limitant, au contraire, à son usage objectif dans la connaissance des simples phénomènes), pour identifier les deux productivités, de l’esprit humain et de la nature, en faisant de la nature et de l’esprit les deux attributs d’une même substance divine (Dieu) immanente à la nature comme elle l’est à l’esprit, ce spinozisme schellingien confondant l’apparence fictionnelle de l’Idée de Dieu avec une réalité objective connaissable, comme le premier moment de votre exposé en a repris la critique kantienne.

Vous concluez en résumant de façon très concise les trois grands moments de votre propos portant sur la production de fictions dans la philosophie critique kantienne et en reprécisant le statut et le rôle du schème de l’imagination transcendantale dans les trois grands domaines de la connaissance théorique, de l’action pratique (morale), et de la création artistique et de la productivité naturelle que Kant examine conjointement. D’abord : fictions cognitives sources d’expérience informée logiquement et fictions des Idées de la raison pure de la métaphysique, dédogmatisées par la critique kantienne et dont l’usage régulateur est nécessaire à la systématisation des expériences cognitives et donc à la fondation d’une métaphysique de la nature et d’une métaphysique des mœurs de nature criticiste. Puis : fiction d’une nature dont les lois supposées seraient celles de nos maximes pratiques morales dont la possible universalisation fonderait la légitimité, et fiction d’un Dieu créateur intelligent et moral permettant de renforcer la confiance et l’espoir dans l’efficacité de nos actions visant le bien. Enfin : fictions que sont les Idées esthétiques des œuvres du créateur génial, qui présentent de façon sublime les Idées métaphysiques de la liberté du moi, de la perfection de Dieu et de la grandeur et de la puissance des forces naturelles témoignant d’une productivité analogue à la productivité de l’art, dont Schelling pose dogmatiquement l’identité alors que Kant en postule prudemment, de façon critique, la simple analogie.

Joël Gaubert