l’homme n’est-il qu’une espèce naturelle ? – synthèse

Joël GAUBERT, 17 novembre 2011

En tant qu’être en-soi (corporel, matériel) l’homme est une créature de la nature, dont il est issu et dans laquelle il est situé, comme les autres êtres produits par la nature (animaux, certes, mais aussi végétaux et minéraux), notamment les êtres vivants, qui constituent le « genre prochain » auquel l’homme appartient comme espèce, c’est-à-dire ensemble d’êtres qui se ressemblent plus qu’ils ne diffèrent. L’espèce humaine possède, en effet, les caractéristiques du genre des vivants : elle se compose d’organismes (d’êtres matériels dont les parties – les organes et leurs fonctions – s’intègrent selon un tout harmonieux) qui échangent avec leur milieu de vie, sous la forme notamment de la nutrition et de la respiration, pour leur adaptation maximale, selon une invariance reproductive et une morphogenèse spécifique. La « différence spécifique » ou « le plus propre » de l’homme, qui en fait « la seule créature raisonnable dans le système de la nature » (Kant) peut, elle aussi, être comptée au nombre des dons que la nature fait à l’homme, et son exercice même peut être conçu comme étant « pathologiquement extorqué » (soutiré de force à la raison par la sensibilité selon une ruse de l’instinct de conservation), jusque dans ses formes les plus sublimées culturellement, comme dans un contrat social issu de la peur de la mort violente, dans un amour engendré par un obscur désir de durer, et même dans une morale et une religion provenant du besoin de sécurité et du désir d’éternité. C’est ce que soutiennent l’empirisme et le matérialisme, des plus antiques aux plus modernes, jusqu’aux sciences structurales contemporaines, pour qui l’homme qui parle et agit est, en fait, « parlé et agi », à son insu, par des structures (biologiques, psychologiques, sociales, linguistiques, symboliques et autres) dont il ignore le plus souvent jusqu’à l’existence même ; et aux sciences cognitives et comportementales d’aujourd’hui, pour qui l’esprit qui pense n’est qu’un cerveau qui calcule. C’est alors selon une anthropologie et une anthroponomie analytiques que l’homme travaille à s’expliquer scientifiquement et à se (re)produire lui-même techniquement en tant qu’être de la nature, tout en tâchant de « se rendre comme maître et possesseur » (Descartes) de celle-ci, mot d’ordre fondateur des Temps modernes et qui s’accomplit aujourd’hui dans la civilisation mécanique triomphante, en voie de mondialisation techno-scientifique et juridico-politique définitive. Mais peut-on réduire l’être de l’homme à un simple objet situé dans l’espace et dans le temps, et la connaissance qu’il prend de lui-même à la seule science expérimentale et mathématique ; ainsi que réduire la pratique de soi comme de l’autre homme (mais aussi de la nature elle-même) à une simple opération ou production technique, en demeurant aveugle et sourd aux pathologies qu’engendre une telle conception et pratique de l’homme et du monde (comme la manipulation génétique, la prolifération guerrière et le désordre écologique)  ?

En effet, bien loin de n’être qu’une espèce naturelle, l’homme ne serait-il pas aussi et surtout une espèce culturelle, en ce que l’exercice de sa différence spécifique (de son « plus propre » : la conscience ou bien la raison) lui permettrait d’instituer une socialité et une historicité qui échappent, quand même, à la seule logique de la répétition du même de la nature pour établir des normes et créer des œuvres qui le font passer de l’égoïsme individuel et collectif à l’altruisme personnel et universel ? En témoignent, selon Bergson, la morale et la religion « ouvertes » et « dynamiques », cette fois, et qui – contrairement à la morale et à la religion « closes » et « statiques » – révèlent la capacité de l’homme de faire l’expérience d’une authentique liberté, car si la conscience est bien « mémoire » et « rétention », elle est aussi et surtout « vision » et « anticipation », s’ouvrant ainsi à la prévalence du futur. L’homme n’est donc plus ici conçu comme chose de la nature, explicable par la science et manipulable par la technique, mais pensé comme esprit habité d’un sens qu’il cherche à exprimer et communiquer à ses semblables pour satisfaire non plus son besoin de puissance mais son désir de reconnaissance, par le biais du partage de ce sens et donc d’un sens commun. Cette conception participe de la seconde fondation des sciences de l’homme, de type herméneutique (et non plus analytique), relevant de la compréhension (et non plus de l’explication) et de la participation (et non plus de la production), qui oeuvreraient alors à l’établissement d’une civilisation esthétique (et non plus mécanique) permettant à l’homme de s’épanouir dans l’amour de toutes choses, naturelles comme culturelles (au lieu de s’abîmer en abîmant les autres et le monde, naturel et culturel, dans une vaine et orgueilleuse entreprise de domination : «  … le corps agrandi attend un supplément d’âme, et … la mécanique exigerait une mystique. », Bergson).

Mais, tout comme on peut s’interroger sur la cohérence de la logique analytique (qui fait de l’homme un être entièrement déterminé par la nature tout en lui attribuant la capacité voire l’obligation – la liberté, donc – de s’en rendre maître et possesseur), on doit se demander ici quel est le véritable sujet du passage de l’homme de l’hétéronomie à l’autonomie, surtout si le sens en question est censé lui advenir de quelque instance collective – comme sa tradition historique, la mentalité de sa communauté ou encore l’esprit de son peuple -, voire transcendante – comme la révélation divinement accordée à quelques grands hommes au génie mystique, selon Bergson -, toutes figures chères au Romantisme, véritable matrice de l’herméneutique moderne, ce qui fait de ce passage un événement radical, inintégrable, comme tel, dans une théorie rationnelle et une pratique raisonnable, un événement, donc, proprement impensable et impraticable. Sans oublier que l’histoire nous apprend que la proclamation de la primauté du sens sentimental de la vie sur tout sens rationnel redouble l’intégration des hommes dans leurs mondes vécus respectifs, en un patchwork de communautés « closes » et « statiques » potentiellement ennemies, disponibles donc à l’appel au « choc des civilisations ».

Ne faut-il pas, alors, considérer que l’homme n’est pas qu’une espèce naturelle et/ou culturelle (un objet ou un être en-soi), mais aussi et surtout un être singulier (un sujet ou un être pour-soi), que sa naturalité et sa culturalité ouvrent à une autodétermination indéfinie qu’il lui faut accomplir personnellement et collectivement ? En effet, si c’est bien la nature qui fait de l’homme un être sociable et perfectible (en puissance), et même un être social et historique effectif (en acte), en lui faisant instituer un état de droit juridico-politique, un état de culture national et international (que ce soit de façon « pathologiquement extorquée » ou du fait de l’intervention de grands hommes avons-nous dit), ce n’est encore là que la moitié du développement et de l’accomplissement de l’homme selon ses dispositions et aspirations les plus propres. La nature « prépare », et même « garantit » (selon Kant), l’effectuation historique de l’idée théorique d’une paix intra-nationale et internationale, mais elle n’en constitue que la condition nécessaire (négative) et non pas la condition suffisante (positive). Ce n’est, en effet, que le libre usage par l’homme de la raison théorique (la connaissance du mécanisme finalisé de la nature) et de la raison pratique (l’utilisation de ce mécanisme finalisé de la nature en vue du bien), qui peut « convertir en un tout moral » cet état de droit public (national) et de droit des gens ou des peuples (international), et cela, donc, par la médiation de la prise de conscience par l’homme de ce dont la nature le rend capable et la prise de décision de le rendre effectif dans et par l’action morale et politique (Kant). Encore faut-il préciser, pour renforcer la validité théorique et l’effectivité pratique de cette anthropologie et anthroponomie réflexive et active, que la conscience éthico-politique doit prendre aujourd’hui une dimension réellement « cosmopolitique », « spécifique » et même « générique », voire « planétaire ». Cette nouvelle conscience « élargie » de la destinée commune de tout le genre humain, ainsi que de sa solidarité avec la nature elle-même (désormais menacée par la nouvelle puissance des hommes jusque dans ses grands équilibres, voire dans son existence même), confère à l’homme une responsabilité « élargie » elle aussi, et donc l’oblige à une action politique et morale plus avertie de ses propres capacités mais aussi de ses limites, et qui tâcherait ainsi d’éviter le double écueil du naturalisme objectiviste et du culturalisme historiciste.

Joël GAUBERT