L’expérience cruciale du malheur

La seule analyse du mot “ malheur ”, pris au sens littéral du terme “ mal-heur ”, c’est-à-dire mauvaise fortune, mauvaise rencontre, hasard funeste, nous éclaire déjà sur l’essentiel.

Un malheur c’est d’abord l’intrusion imprévisible, brutale ou insidieuse, dévastatrice, d’un événement qui bouleverse le cours d’une vie. Ainsi l’entend d’ailleurs le commun langage, dans des expressions comme “ il est arrivé un malheur ” ou “ en cas de malheur ”, qui désignent clairement ces accidents qui font basculer une existence et la bouleverse dans ses profondeurs. Et, la tonalité affective qui traduit le mieux ce désastre existentiel c’est le chagrin, un chagrin inoubliable, capable d’obscurcir toute une vie.

Or, tout se passe comme si théologiens et philosophes s’étaient efforcés de neutraliser, d’effacer ce qu’il entre de tragique gratuité et d’inconsolable chagrin dans la survenue du malheur. Certes les uns et les autres se sont affrontés au malheur, dans la sage ou pieuse intention de nous en affranchir. Mais, c’est ou bien en nous en rendant responsables, en tant que fruit de représentations illusoires de nos pouvoirs sur les choses et sur nous-mêmes, ou bien en assimilant le malheur au Mal, rançon des fautes dont nous serions coupables. Ainsi, responsables ou coupables, les hommes feraient leur propre malheur.

Cependant, outre que cette culpabilisation a quelque chose d’odieux et cette responsabilisation quelque chose d’injustifié, elles témoignent d’une méconnaissance étonnante de l’irréductible absurdité et de la cruelle universalité du malheur, en tant que ce dernier est consubstantiel à l’être-dans-le-monde des hommes, au tête à tête inéluctable et redoutable avec un monde terriblement ignorant indifférent et innocent, sourd et muet à leur plainte que répercutent pourtant, depuis des millénaires, les bardes et les poètes, témoins irrécusables et dépositaires inaliénables du malheur humain. Aussi, philosophies et religions ne nous proposent-elles que des conseils d’une sagesse tellement héroïque qu’elle en devient inaccessible et même indésirable, ou des compensations célestes, sublimes mais imaginaires, de notre détresse réelle.

Or, c’est seulement en regardant en face notre relation ambiguë mais essentielle au réel, dans ce que le réel a de durement contraignant, de sévèrement limitatif, que nous pouvons espérer trouver la force non pas d’éradiquer le malheur, rêve irréalisable, mais de construire et de reconstruire inlassablement, dans et par nos œuvres culturelles, notre humanité que, implacablement le malheur détruit.

Qu’est-ce donc que la culture, sinon l’affirmation, jamais découragée, de cette humanité que provoque à naître, comme une occasion antagoniste, l’expérience cruciale du malheur ?

Lucien Guirlinger