les débuts de la psychiatrie : un problème philosophique

Jackie PIGEAUD, 11 mai 2001

J. Pigeaud, Professeur de grec au département de langues anciennes de l’Université de Nantes, est bien connu pour ses travaux sur l’histoire de la pensée médicale de l’antiquité à nos jours, particulièrement sur l’histoire des « maladies de l’âme ». Il est l’auteur de nombreux ouvrages et de traductions (Aristote, Longin). En 2001, il vient de publier chez Aubier « Aux portes de la psychiatrie, Pinel, l’Ancien et le Moderne ».

Le conférencier justifie d’abord la formule de son exposé à partir du titre des ouvrages du fondateur français de la psychiatrie : « Nosographie philosophique » (1798) et « Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie » (1800). Plus précisément, selon J. Pigeaud, Pinel s’est efforcé de nouer les liens entre trois traditions : Hippocrate (un certain vitalisme), Condillac (le souci de l’analyse des facultés et de la décomposition pathologique), mais surtout la réactivation de la théorie stoïcienne des passions (selon l’interprétation de Cicéron dans les « Tusculanes ») pour penser l’origine de la folie.

Le conférencier retrace à grands traits les influences de ces traditions qu’il s’agit de nouer en une synthèse originale pour penser les nouvelles données de la psychiatrie naissante. Hippocrate a fourni une théorie des milieux, de leur influence sur les humeurs et de la réaction à travers elles de la « force vitale » qui s’y applique. Condillac a renforcé l’impératif de l’analyse, de la classification et de la recherche de la rupture des équilibres. Mais c’est surtout l’intégration de la conception stoïcienne de la folie qui fait l’originalité de Pinel : la folie, comme la passion, repose sur un jugement erroné ou démesuré dont le malade garde néanmoins un tant soit peu la responsabilité. J. Pigeaud insiste sur la problématique philosophique, c’est-à-dire anthropologique, sous-jacente. Il s’agit d’envisager un certain dualisme en l’homme. Le cicéronien pense que l’on est responsable de ses passions, donc de sa folie. La maladie de l’âme n’est pas fondamentalement l’effet d’une causalité organique, et la force vitale de l’âme est de l’ordre du jugement et de l’opinion sur soi et les autres. Ceci a pour conséquence l’abandon du traitement exclusivement physique des aliénés dans le cadre du grand enfermement pratiqué depuis le dix-septième siècle. Pinel, faisant libérer les fous de leurs chaînes, instaure le traitement « moral » dans lequel le dialogue avec le malade acquiert une importance décisive.

ÉLÉMENTS DU DÉBAT

Les propos du conférencier étant essentiellement d’un historien, une première question interroge un paradoxe historique : Pinel opère une rupture décisive avec la pratique moderne de la psychiatrie (l’enfermement des fous par protection sociale) mais c’est avant tout au moyen de la réactivation continuée d’une conception théorique ancienne : la perte puis la récupération d’une certaine maîtrise du jugement, où se lit l’inspiration stoïcienne.

Une autre question porte sur l’effet en retour de la lecture du premier psychiatre par les philosophes. Réponse : Hegel doit être mentionné comme l’un des premiers lecteurs attentifs de Pinel, lui qui écrit : « Pinel a droit à la reconnaissance la plus grande pour tout ce qu’il a fait à cet égard … ; il suppose le malade raisonnable et trouve là un point d’appui pour le traiter de ce côté. » (Encyclopédie des sciences philosophiques, § 408).

André STANGUENNEC