Synthèse de la conférence de Gerhardt STENGER (16 avril 2025)
Merci, Monsieur Stenger, de votre propos à la fois savant et stimulant.
Vous faites référence, tout d’abord, à la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient (1749) où Diderot présente son intuition de la constitution de l’univers comme provenant d’un chaos primordial de matière en mouvement incessant, dont l’homme lui-même a émergé, sans aucune intervention divine qui serait bienveillante et bienfaisante, ruinant ainsi l’argument théologique créationniste s’appuyant sur le spectacle des merveilles de la nature (qui était très en vogue au Siècle des Lumières). L’univers est ainsi conçu comme un ordre (cosmos) momentané, qui n’est ni parfait, ni universel et nécessaire, ni limité dans le temps et l’espace. Cela confirme la philosophie matérialiste antique (Démocrite, Épicure, Lucrèce…), sans que cette puissante conception globale puisse être prouvée, ni expérimentalement ni théoriquement. Mais pour la concevoir, insistez-vous, il faut d’abord se faire aveugle au grand et beau spectacle de la nature dont la preuve physico-théologique de l’existence de Dieu tire son illusoire crédibilité.
Vous en venez donc alors au Rêve de d’Alembert (1769), qui se compose, en fait, de trois parties. Le premier moment en est La Suite d’un entretien entre M. d’Alembert et M. Diderot, où Diderot tâche d’établir la supériorité du matérialisme athée sur le spiritualisme théologique, auquel les deux protagonistes s’opposent ici, du point de vue matérialiste chez Diderot et du point de vue sceptique chez d’Alembert. Selon les deux philosophes, la double référence à un Dieu créateur et à une âme immortelle ne réduit pas mais augmente les difficultés de la conception de l’univers, ce qui fait opter Diderot pour la thèse d’un matérialisme radical : la seule cause qui permet d’expliquer tout l’univers est la sensibilité, qui est une qualité essentielle de la matière. Cela nécessite de distinguer entre une sensibilité inerte (en puissance) dans le minéral et une sensibilité active (en acte) dans le végétal et l’animal, le passage de la matière inerte à la vie s’effectuant par la médiation de l’assimilation nutritive qui transforme la force morte en force vive, ce qui est présenté par Diderot lui-même comme une supposition analogique plus acceptable (car plus économique notamment) que la thèse spiritualiste et ses hypothèses ad hoc d’un Dieu créateur et d’une âme d’origine divine. Mais d’Alembert ne se rendant pas à cet argument, Diderot lui prédit qu’il rêvera de cet entretien.
Vous en venez alors à ce Rêve de d’Alembert, qui constitue le deuxième et principal moment de cette trilogie et dont les protagonistes sont, outre d’Alembert, le médecin Bordeu et Mademoiselle de Lespinasse, amie de d’Alembert dont elle a recueilli les propos pendant qu’il rêvait en dormant. Ces propos lui semblent incompréhensibles ; Bordeu lui demande de les lui rapporter à partir des notes éparses qu’elle en a prises. L’interprétation progressive qu’en élabore alors Bordeu (qui se substitue ainsi au rêveur lui-même) va faire apparaître la cohérence profonde de cet apparent « délire », auquel Diderot avait auparavant attribué (dans Pensées sur l’interprétation de la nature, 1753) une vertu heuristique révélant des choses invisibles à la rigueur de la méthode cartésienne. Il s’agit maintenant, en ce deuxième moment de cet ouvrage trilogique, de rendre compte du passage de la contiguïté des éléments du vivant à la continuité d’un organisme vivant, ou à l’identité d’un être un. C’est sur ce point que le matérialisme de Diderot s’écarte du matérialisme antique, puisque selon lui l’atome est une fiction substantialiste : il n’y a que des molécules vivantes, dès le règne minéral, qui fusionnent, de façon aléatoire et passagère, en des êtres un, puis se séparent pour, sans cesse, entrer en de nouvelles configurations plus ou moins éphémères, selon un perpétuel mouvement fluide et non pas mécanique : « Tout change. Tout passe. Il n’y a que le Tout qui reste » (en référence à Héraclite cette fois) : il n’y a que le tout qui soit un – un individu -, mais qui est toujours en changement ou mouvement lui-même, selon une transformation continuelle et sans fin. Cela fait alors passer la vision de d’Alembert (qui n’est pas alors établie comme telle) à l’infinité de l’univers dans l’espace et dans le temps (ce qui est proprement révolutionnaire à l’époque), l’univers n’étant pas une machine (selon la conception dominante d’alors, d’après laquelle le monde serait l’œuvre d’un architecte tout puissant et bienveillant) mais un grand être vivant en « branle permanent » (si l’on pense à Montaigne ici). L’homme lui-même n’est alors qu’un être émergeant, évoluant et disparaissant, selon un arrangement aléatoire destiné à des métamorphoses infinies, comme tous les autres êtres (minéraux, végétaux et animaux), qui se transforment incessamment les uns dans les autres, chaque être étant plus ou moins ceci ou cela, sans aucune solution de continuité entre les « individus » et entre les « espèces » (il n’y a, notamment, aucun prétendu atome qui serait substantiellement et durablement semblable à d’autres prétendus atomes, le matérialisme vitaliste de Diderot rompant ainsi de façon radicale avec le matérialisme mécaniste antique comme classique).
Vous insistez alors sur l’adéquation et même la congruence entre le fond de cette conception ontologique et la forme de cette pensée « délirante » (aussi bien celle du songe lui-même que celle du dialogue oral et de la mise en œuvre scripturale qui l’élabore), qui est elle-même fluctuante, mouvante, primesautière, désordonnée et même chaotique, comme l’est une conversation polyphonique qui subvertit le logos monologique traditionnel dans ses essences substantielles et stables, qui ne sont au mieux que des abstractions pouvant éventuellement aider à l’action technique : on passe ainsi au primat de la relation fonctionnelle sur l’entité substantielle, dans le domaine de l’ontologie et de l’épistémologie, ce qui est aussi le cas dans le champ moral.
En effet, vous en venez au dernier moment de cet ouvrage trilogique (Suite de l’entretien précédent), où Bordeu-Diderot tient à émanciper la morale elle-même de sa dépendance à l’égard du carcan religieux, jusque dans le domaine de la sexualité, en rejetant la continence et la chasteté et justifiant la masturbation et l’homosexualité (ce qui est réellement audacieux à l’époque et même très dangereux, ce pourquoi Diderot destine ces écrits à une publication posthume), au nom d’un hédonisme utilitariste (utile au tout de l’univers et de la société) qui appelle à « joindre l’utile à l’agréable » (Horace), la chasteté n’étant ni agréable ni utile, la masturbation et l’homosexualité étant agréables, sans utilité pour la procréation mais pouvant être utiles aux « individus » en déchargeant l’organisme de ses fluides superflus. Les actions voluptueuses et partagées (quel que soit le sexe) valent encore mieux, puisqu’à la fois agréables et utiles, notamment quand elles œuvrent à la propagation de l’« espèce » (comme nous l’apprend le Supplément au Voyage de Bougainville, 1772), mais aussi jusque dans le domaine des sciences et techniques de l’hybridation des « espèces », Bordeu-Diderot allant jusqu’à anticiper, en une science-fiction imaginative, le mélange de l’homme et de la chèvre : les « chèvre-pieds », qui pourraient soulager les hommes des fonctions sociales les plus rebutantes.
Vous concluez alors en vous et nous demandant, avec Julie de Lespinasse, s’il faut vraiment aller jusque-là, qui semble bien inquiétant pour les mœurs à venir !
Joël Gaubert