la philosophie, l’unité des sciences et la sagesse

Hervé BARREAU, 17 novembre 2000

(dans le cadre des Escales Philosophiques de Nantes-Bouguenais sur : la sagesse)

Nous vous remercions, Monsieur Barreau, pour votre propos à la fois érudit et passionné.

Vous commencez en traitant des rapports de la philosophie et de la science : très liées dans la Grèce antique, elles se sont très tôt désolidarisées pour le plus grand dommage de la philosophie qui risque alors de devenir stérile pour la culture et peut aller jusqu’à disparaître elle-même avec son enseignement.

Vous vous demandez alors ce que la philosophie peut faire pour éviter une issue si funeste : plutôt que de prétendre devenir elle-même une science (comme chez Husserl), elle pourrait tâcher de faire l’unité des sciences, encyclopédie en quoi consisterait la sagesse elle-même, comme chez Descartes ou encore Kant et Comte en un autre sens, mais à chaque fois sans succès.

Puis le néo-positivisme issu du Cercle de Vienne représente, dites-vous, la tentative la plus intéressante de l’unification des sciences, mais finit lui-même par échouer pour cause de réductionnisme physicaliste, certaines réductions pouvant, par contre, réussir dans le champ purement formel de la logique et des mathématiques mais aussi dans le domaine des sciences humaines, comme en témoigne le structuralisme ou même un marxisme qui ne serait pas dogmatique.

Pour finir, vous évoquez l’épistémologie philosophique qui, à condition de ne plus prétendre faire l’unité des sciences, met en évidence des parentés fécondes entre elles, notamment entre la biologie et la chimie. Cela vous fait alors vous demander si la cosmologie, science du tout de l’univers qui fait se rencontrer au XXe siècle la physique et la philosophie, ne pourrait pas, grâce au principe anthropique, redonner quelque espoir, sinon de faire l’unité des sciences, de refonder, peut-être, une sagesse.

ÉLÉMENTS DU DÉBAT

Le propos du conférencier s’étant achevé de façon quasi spéculative par une forte méditation cosmologique fondée sur le « principe anthropique », l’essentiel du débat a porté sur le statut de cette notion clé et tout particulièrement sur sa signification pour les rapports de l’homme et de l’univers.

Les accents réalistes de cette méditation finale ont été tels que la première question a demandé s’il fallait réellement accorder au principe anthropique un statut ontologique, constitutif, substantiel, comme s’il appartenait à l’ordre des choses lui-même, ou bien un sens  seulement méthodologique, régulateur, fonctionnel, en ce qu’il ne relèverait que du discours de l’homme sur le monde et donc ne serait à concevoir et pratiquer que dans les limites de la simple raison épistémologique. Autrement dit, ce principe signifie-t-il qu’en s’y référant on affirme l’existence et l’efficience d’une finalité au sein même de l’univers matériel qui ferait à l’homme une place à part dans l’ensemble des êtres en lui accordant un statut préférentiel non seulement d’ordre ontologique (en le dotant de caractéristiques propres) et épistémologique (la capacité de connaître le monde et soi-même), mais aussi et surtout de nature pratique en ce que l’inscription de l’homme dans l’univers lui promettrait et permettrait, finalement, d’accomplir la destinée à laquelle il aspire, c’est-à-dire la satisfaction objective de ses aspirations les plus subjectives à une vie bonne, libre et heureuse ? La référence à la notion de principe anthropique permet-elle à l’homme de « connaître » sa place dans l’univers de façon objective, c’est à dire sur le mode d’un concept issu d’un « jugement déterminant » de l’entendement et recevable comme tel par la science, ou bien seulement de « penser » cette place de façon subjective, sur le mode d’une idée de la raison éveillée dans l’esprit humain par un « jugement réfléchissant » induit par l’observation de certains êtres de la nature, les organismes vivants et surtout pensants, et qui permettrait seul de rendre intelligible avec cohérence et conséquence leur identité, dignité et destinée propres dans le tout de l’univers ? Si le conférencier semble accepter volontiers cette distinction kantienne bien connue pour faire sienne la seconde branche de l’alternative, c’est essentiellement au sens où dédogmatisant le principe de finalité de la métaphysique antique pour lui accorder un statut critique elle paraît susceptible de le faire échapper à sa destitution radicale par la science moderne de l’univers qui lui préfère de façon semble-t-il définitive le principe de causalité, et non pas pour partager tous les attendus de l’idéalisme transcendantal qui lui paraît sans doute encore trop spéculatif lui-même au regard des exigences de l’esprit scientifique. Mais peut-on légitimement espérer bénéficier des conséquences d’une pensée sans faire siens les principes qui les fondent ?

À ce moment du débat, la question est posée de savoir si la signification foncière de la référence au principe anthropique ne serait pas d’ordre esthétique, au sens où ce serait le plaisir procuré par le spectacle du bel ordonnancement des choses (intuition renforcée notamment par les progrès de l’astrophysique et de la biologie génétique contemporaines) qui y conduirait l’esprit humain, en une reprise de l’argument grec concluant de l’émerveillement devant le cosmos à l’existence et l’efficience d’un principe démiurgique accordant à toute chose, et notamment à l’homme, sa juste place dans l’ordre total, hiérarchisé et finalisé, des choses, ce à quoi le sens commun contemporain lui-même semble à nouveau être disposé. Mais une telle reprise ne semble pas recevable aujourd’hui en ce qu’elle peut mener à une religiosité diffuse voire confuse (surtout à notre époque prête à tous les revival pour peu qu’ils promettent « du sens »), incompatible avec la positivité du nouvel esprit scientifique qui paraît avoir définitivement fait sien le principe kantien de la spécification des sphères de validité (notamment dans sa critique de la preuve physico-théologique de l’existence de Dieu) pour en tirer la conséquence (non kantienne dans sa radicalité) de la disqualification de toute objectivité esthétique, ainsi remise à un irréductible subjectivisme existentiel qui semble bien constituer le dernier « principe » de l’esprit contemporain en matière de choix pratique. C’est pourquoi le conférencier rejette cette interprétation « faible » du principe anthropique qui lui serait finalement nuisible de façon rédhibitoire.

On se demande alors si l’on peut encore vraiment espérer de la cosmologie anthropique qu’elle soit susceptible de fonder une sagesse qui serait à même de remédier à la dissolution de la belle totalité antique de la philosophie, de la science et de la prudence, suite à l’avènement et au développement des sciences et techniques modernes de la nature et de la culture qui semblent bien avoir définitivement désenchanté le monde. C’est sans doute là que se révèle le sens ultime du principe anthropique, qui serait d’ordre éthique en ce qu’il relèverait d’un postulat de la raison pratique puisque sans pouvoir, comme tel, l’établir par la voie démonstrative de la raison théorique (surtout si on réduit celle-ci, comme aujourd’hui, à l’entendement calculateur), on ne pourrait en faire l’économie pour rendre possibles à la fois une pensée cohérente et une action  conséquente qui permettraient de tenir ensemble les deux exigences de l’unité de l’univers et de la spécificité de la destinée de l’homme. Mais surgit alors l’inévitable objection sceptique demandant s’il ne s’agirait pas là d’un « roman cosmologique » présentant la structure parfaite de l’illusion transcendantale, et même transcendante, puisque l’esprit humain y prendrait ses raisons subjectives, avides de sens, pour l’ordre objectif des choses, foncièrement muet et aveugle en lui-même.

C’est ainsi la question du sens même du discours cosmologique contemporain qui se trouve reposée : faut-il ne voir dans le principe anthropique que le dernier avatar en date d’une métaphysique précritique, disqualifié comme tel par le matérialisme conquérant de l’esprit scientifique de notre temps, ou bien le prendre au sérieux dans sa promesse d’une nouvelle sagesse à laquelle la philosophie et les sciences pourraient œuvrer de concert ?

J. GAUBERT