Pascal ENGEL, 26 janvier 2001
Nous vous remercions, Monsieur Engel, de nous avoir guidé avec érudition dans le dédale des sciences cognitives, notamment dans leur rapport à la philosophie.
Vous évoquez, d’entrée, la méfiance des « humanités », dont la philosophie, à l’égard de l’impérialisme de sciences cognitives qui viseraient à la fondation d’une science matérialiste totale englobant les sciences humaines elles-mêmes.
Puis, vous nous présentez le paradigme cognitiviste comme reposant sur deux hypothèses : les processus mentaux dépendent du cerveau et ils sont de nature computationnelle, dites-vous en référence notamment à « la machine de Turing » mais aussi aux travaux de psychologues et de linguistes (comme Chomsky) qui insistent sur l’aspect déterminant du langage pour la construction de l’intelligence comme ensemble adapté à la résolution de problèmes qui sont toujours particuliers. Mais, ajoutez-vous, des désaccords persistent, notamment à propos de la nature même de la computation qui, selon certains chercheurs, ne serait pas d’essence symbolique. Ces recherches ont donc, au moins, le mérite de renouveler les problèmes métaphysiques classiques, comme celui des rapports entre la pensée et le langage et, par delà, entre l’esprit et la matière.
Vous évoquez, ensuite, certaines difficultés que ce paradigme cognitiviste laisse en suspens, notamment à propos des rapports du mental et du cérébral, l’objection principale provenant du dualisme méthodologique qui distingue l’« explication » à l’œuvre dans les sciences de la nature et l’« interprétation » qui fait la spécificité des sciences de l’homme : c’est l’objection dite « du sens », philosophiquement fondée par Husserl essentiellement, qui oppose au cognitivisme son psychologisme qui naturalise l’esprit. Les retombées philosophiques sont d’importance puisqu’un tel tournant naturaliste reviendrait à prétendre tirer par induction les normes pratiques des faits de nature.
Vous tenez, enfin, à vous positionner personnellement dans ce débat concernant les rapports entre sciences cognitives et philosophie, position de type critique pourrait-on dire puisqu’elle est attentive aux présupposés philosophique du cognitivisme : sceptique à l’égard de la prétention cognitiviste de réduire les états mentaux à des états cérébraux, vous faites référence à Wittgenstein qui distingue, lui aussi, l’intention mentale de la cause cérébrale. Vous terminez, cependant, par une objection adressée aux wittgensteiniens dogmatiques : s’il y a bien une normativité propre aux états mentaux, la question du statut ontologique des normes épistémiques et éthiques reste ouverte au débat entre la philosophie, d’essence normative, et les sciences cognitives, de nature descriptive.
ÉLÉMENTS DU DÉBAT
Par delà le fait de savoir si la référence à Wittgenstein, qui peut sembler paradoxale quand elle s’opère du point de vue phénoménologique de « l’objection du sens », est bien fondée historiquement, la question essentielle ici est d’emblée posée de déterminer si le paradigme cognitiviste peut espérer échapper effectivement à un monisme ontologique qui réduirait le mental au cérébral, l’esprit à la matière, et donc destituerait en dernière instance toute normativité en l’inscrivant dans une positivité foncièrement dépourvue d’une quelconque finalité. La réponse apportée est qu’un tel réductionnisme est à interpréter d’un point de vue méthodologique et non pas ontologique (en somme : s’il faut considérer les faits mentaux comme des choses, cela ne signifie pas qu’ils sont des choses, des états cérébraux ici) et que la différence ontologique entre la matière et l’esprit pourrait bien être rendue intelligible par un évolutionnisme mécaniste ne nécessitant aucune hypothèse téléologique (finaliste). Mais une telle réponse semble bien moins résoudre la difficulté qu’elle ne la redouble puisque, dans le cadre du déterminisme radical revendiqué par le conférencier, l’émergence de la finalité (dont l’existence est incontestable, au moins pour ce qui est de l’esprit humain, sans parler de la vie organique) devient proprement impensable puisqu’indéductible de la seule causalité.
À ce moment du débat, la question se trouve posée de savoir si une telle référence téléologique ne relèverait pas d’une résistance quasi symptomatique de la philosophie comme telle qui se sentirait menacée dans son essence et donc son existence même par les progrès des sciences cognitives qui lui ravissent son objet et même son sujet de prédilection (le penseur libre) en la déboutant de toute prétention à la juridiction dans son domaine d’élection : l’esprit. À l’encontre de cette interprétation mécaniste et même de cette explication factualiste de l’objection philosophique faite au réductionnisme du paradigme cognitiviste, il est répondu par le conférencier qu’une telle réduction symptomale de la pensée philosophique ignore non seulement l’ouverture de facto de la philosophie aux recherches des sciences cognitives, mais aussi et surtout que la philosophie est dans son genre et son droit lorsqu’elle pose la question du quid juris, notamment quant à la dissolution de la finalité dans la causalité, de l’interprétation dans l’explication, ou encore de la réflexivité dans la positivité.
Le débat se radicalise alors de la question de savoir si par delà l’objection du sens faite au paradigme cognitiviste, il ne faudrait pas lui adresser, tout simplement, l’objection de la vérité, plus forte semble-t-il puisque le présupposé massif des sciences cognitives est de transférer le modèle d’objectivité à l’œuvre dans les sciences de la nature au domaine des sciences de l’esprit, en prétendant par là même établir définitivement la supériorité de « la vérité scientifique » sur un « sens » qui pour être intellectuellement élaboré par les sciences de l’esprit de type herméneutique, ou encore par la philosophie elle-même, n’en demeurerait pas moins illusoire et donc vain. N’est-ce pas, en effet, succomber à l’objectivisme naturaliste (si bien critiqué par Husserl) que de faire l’impasse totale sur les conditions subjectives (transcendantales ici) de la constitution de l’objectivité, notamment scientifique, puisque le choix du modèle cognitiviste et surtout la volonté d’en faire le paradigme ultime de toute objectivité -non seulement dans ses modalités épistémologiques mais aussi dans ses finalités pratiques lorsque ce modèle prétend s’appliquer sans partage à la totalité des activités théoriques et pratiques humaines- relèvent eux-mêmes d’une décision arbitraire, c’est-à-dire indéductible d’un ordre des raisons qui prétendrait les fonder absolument dans un ordre des choses enfin devenu intelligible par la vertu du nouvel esprit scientifique ? Peut-on, par exemple, s’étonner pour s’en émerveiller de ce que les « machines intelligentes » ressemblent tellement dans leurs structures et fonctions (performances) à la pensée humaine, jusqu’à en faire (prétendument) la vérité ultime de son « fonctionnement » et par là de son essence même, puisque « l’intelligence artificielle » et les machines qui en témoignent sont les produits de l’esprit humain qui objective en elles certaines de ses capacités subjectives (calculatrices ici) : de ce que l’esprit humain produit des machines qui porte la marque de certaines de ses propres caractéristiques -comment pourrait-il en être autrement ?-, peut-on sans inconséquence conclure, en retour, que l’esprit humain n’est que ce qu’il objective ainsi de lui-même, pour n’y voir qu’une machine ou encore un cerveau, en un réductionnisme qui, du coup, ne s’embarrasse plus guère de la distinction entre l’ordre épistémologique du discours et l’ordre ontologique des choses ?
Il semble donc que la philosophie soit effectivement ici dans son rôle de droit quand, plutôt que de se laisser elle-même fasciner par le dernier avatar en date du scientisme le plus positiviste (qui prétend rompre enfin radicalement avec la métaphysique, déclarée tout uniment « spiritualiste »), elle tâche de mettre en examen réflexif (qui n’a rien d’un calcul !) les conditions de possibilité, les modalités et les finalités de toute vérité, surtout lorsque celle-ci prétend à la législation ultime, comme il apparaît dans l’actuel devenir-monde de la cybernétique qui ambitionne de mettre fin à « la métaphysique du sujet » (personnel et collectif) comme relevant d’une vaine illusion, pour établir le règne d’un processus techno-scientifique sans sujet. N’est-il pas plus « obscurantiste » de sacrifier aux idoles du jour que de ne pas se laisser abuser par elles ?
J. GAUBERT