la philosophie et l’histoire des sciences

Dominique LECOURT, 15 décembre 2000

Nous vous remercions, Monsieur Lecourt, pour cette incursion érudite dans l’histoire de la philosophie des sciences.

Vous partez de la question devenue lancinante aujourd’hui : « À quoi sert la philosophie ? » pour distinguer d’entrée la pensée « adhésive » et la pensée « infinitive » dans son mode déterminatif (la science) qui procéderait selon une rectification incessante réduisant les faits à des principes toujours moins nombreux et plus universels : la philosophie serait, elle, la transaction continuelle entre la pensée adhésive-dogmatique et la pensée infinitive-critique. Puis, vous nous présentez la naissance de la philosophie des sciences (dans les années 1830-1840, notamment chez Ampère, Comte et Whewell), qui ambitionne d’unifier les champs des sciences physiques et sociales en fondant les secondes sur les premières, la philosophie se mettant alors au service de la rationalité physicaliste qui fonde le monde moderne. Or, au même moment, s’ouvre avec la thermodynamique une crise des fondements newtoniens de la science classique qui va aboutir au nouveau paradigme de la physique de la relativité et des quanta, et susciter une nouvelle tentative d’unification des sciences selon un modèle logiciste par le Cercle de Vienne, qui pense ainsi radicaliser le combat du positivisme contre la métaphysique pour remédier aux pathologies sociales et politiques dont celle-ci serait tragiquement coupable. Mais c’est précisément contre cette conception et pratique de la philosophie des sciences, qui ambitionne de fonder toute normativité culturelle sur la seule science de la nature, que vous vous inscrivez : il ne s’agit plus de produire un discours prétendant unifier les sciences de l’extérieur mais d’extraire la philosophie du travail même de la pensée scientifique pour opérer la transaction entre la pensée adhésive et la pensée infinitive : « L’histoire des sciences sans la philosophie est aveugle, la philosophie sans l’histoire des sciences est vide » dites-vous en reprise d’une fameuse formule kantienne. Il s’agit donc de réinscrire la science dans la culture afin, précisément, de combattre le scientisme toujours renaissant et d’éclairer le style propre des systèmes normatifs que les sciences humaines prennent pour objet, ce qui serait susceptible de revitaliser la philosophie elle-même.

ÉLÉMENTS DU DÉBAT

Un enseignement de philosophie des sciences venant d’être institué dans le cursus des études scientifiques supérieures, le débat s’entame par la question de savoir comment on peut aujourd’hui justifier un tel enseignement, auprès des étudiants comme des professeurs, afin de combattre le néo-positivisme dominant les pratiques aussi bien scientifiques que pédagogiques. Si l’argument pédagogique peut paraître encourageant selon lequel les étudiants semblent eux-mêmes de plus en plus désireux de ne plus être confrontés au simple constat de résultats théoriques  arbitrairement abstraits, c’est-à-dire isolés du processus historique de leur établissement, on ne saurait s’en satisfaire puisque l’essentiel est ici l’argument théorique selon lequel l’histoire des sciences peut s’autoriser de son caractère constitutif pour le travail même de la science. On peut en effet penser que la recherche scientifique actuelle ne pourrait que gagner à se confronter de nouveau aux hypothèses qu’elle a dans le passé envisagées avant de les écarter, pour en solliciter une nouvelle fois la vertu heuristique, comme semble actuellement s’imposer à la biologie elle-même un recours à Pasteur pour rendre intelligible l’existence effective d’un « prion » jusque-là supposé être théoriquement introuvable et même ontologiquement impossible. Il ne s’agit donc pas ici de satisfaire à un routinier et vain « devoir de mémoire », mais de rappeler avec Bachelard la vertu de l’histoire des sciences pour les sciences elles-mêmes, à condition que cette méthode historique soit elle-même conçue et pratiquée de façon réflexive, c’est-à-dire soucieuse d’ouvrir ce qu’une conception et pratique dogmatique de la science et de l’histoire (comme de la philosophie) a toujours tendance à réduire à une positivité unilinéaire dont le moment actuel supprimerait les étapes antérieures, ce notamment pour ne plus avoir à attendre les crises récurrentes des sciences comme de la société qui en découlent pour se souvenir de cette urgente nécessité. À ce moment du débat, la question se pose de savoir si ce ne serait pas dans le domaine des sciences humaines que le néo-positivisme sévirait de la façon la plus dommageable, comme cela apparaît de manière exemplaire dans la recherche et l’enseignement de l’économie, qui semble mettre un point d’honneur à satisfaire à la nouvelle orthodoxie qui conjugue le formalisme mathématique et l’empirisme pragmatique pour refuser toute démarche philosophique qui problématiserait à la fois le statut ontologique de la réalité économique émanant d’un homo economicus désormais déclaré constituer le tout de l’homme, le statut épistémologique des méthodes qui prétendent en rendre compte de façon la plus adéquate en imitant celles des sciences de la nature, et le statut pratique de la normativité qui tend ainsi à s’imposer insidieusement à la totalité des activités humaines. S’il paraît effectivement nécessaire d’appeler la philosophie à s’instruire à nouveau du travail des sciences humaines (comme des autres), n’est-il pas aussi urgent d’appeler celles-ci à une autoréflexion de type philosophique qui serait susceptible de les aider à se constituer de façon plus objective, c’est-à-dire selon un discours qui soit toujours plus en adéquation avec leur objet dont on ne peut méconnaître la normativité qui le constitue comme proprement humain ? Si le travail des sciences humaines est aujourd’hui de plus en plus dominé par une modélisation de type analytique qui vise à les soumettre au type de rationalité à l’œuvre dans les sciences de la nature (pour les inscrire dans le fait accompli de la production), on peut penser qu’un sursaut phénoménologique qui tenterait de les ouvrir à nouveau au sens qui habite tout fait humain (qu’il soit d’ordre économique, social, politique ou symbolique) risque bien, laissé à lui même, de ne produire qu’un simple supplément d’âme trop prompt à alimenter un subjectivisme existentiel de type herméneutique, plus frère qu’ennemi de l’objectivisme scientiste en ce qu’il tend à enfermer l’homme dans le sens établi de la tradition cette fois. Pour dépasser ce dualisme des sciences humaines comme des existences culturelles qu’elles étudient et alimentent en retour (issu de la dualité des sciences sociales des Lumières, anglo-saxonnes notamment, et des sciences de l’esprit du Romantisme, allemand essentiellement), ne serait-il pas temps de rappeler les sciences comme la philosophie elle-même à la vertu synthétique de la pensée critique issue de Kant (et fécondée surtout par Husserl, Cassirer, Weil et Ricœur), qui tâche de faire droit tout à la fois à la dimension naturelle de la réalité humaine (dont l’explication analytique ne peut tout à fait méconnaître la finalité, fût-elle inconsciente et involontaire), à sa dimension culturelle dans son acception ethno-sociologique (dont la compréhension herméneutique ne peut réduire le sens à son aspect collectif, mais doit en reconnaître aussi la part individuelle) et à la dimension de la culture entendue au sens éthico-politique, dont la réflexion critique met en évidence la réalité tendue vers des Idées (du vrai, du bien et du beau) qui constituent autant d’horizons normatifs consciemment représentés et volontairement choisis ? Une telle conception de la condition humaine semble bien en constituer la synthèse ontologique, épistémologique et pratique maximale en ce que la culture elle-même ne devient un objet à étudier que dans le cadre du projet que l’homme fait de s’accomplir au mieux, l’anthropologie devant elle-même s’inscrire dans un horizon  anthroponomique. Outre qu’une telle conception permet d’éviter le double écueil du dualisme et du monisme des sciences de la nature et des sciences de la culture, ne serait-elle pas propre à travailler à l’interfécondation de la philosophie et des sciences, et donc à conférer tout son intérêt, indissolublement théorique et pratique, à une histoire des sciences qui s’en trouverait refondée, notamment pour ce qui est de son enseignement ?

J. GAUBERT