Jacques RICOT, 16 janvier 2004
Merci, Jacques Ricot, pour cette instructive et donc stimulante méditation sur la paix.
Vous commencez par rappeler les deux sens du mot paix : la quiétude passive du pacifiste et l’intranquillité active du pacifique, et par indiquer que la paix est un bien sinon le souverain bien.
Puis, en compagnie de Pascal, vous vous interrogez sur les rapports de la justice et de la force qui seraient susceptibles de fonder réellement la paix, en référence historique au contre-exemple par excellence que constitue « l’esprit de Munich » ou encore l’appeasement. En référence à Alain, vous nous faites remonter aux racines philosophiques d’un tel pacifisme, qui repose sur la thèse de l’incommensurabilité entre droit et force, qui s’excluent logiquement, ce qui empêche qu’on les articule en donnant au droit la force de son exécution (contrairement à ce que demande et établit Pascal). À quoi s’ajoute la critique indistincte de tous les pouvoirs comme étant intrinsèquement despotiques, ce qui banalise le pouvoir totalitaire et désamorce la résistance qu’on doit lui opposer.
Contre un tel pacifisme, qui repose sur une séparation stricte de la force et du droit, il faut donc revenir à Pascal, qui partage l’anthropologie pessimiste de Hobbes considérant que les hommes sont naturellement méchants, ce qui nécessite l’établissement d’un état de droit qui confisque la force pour la mettre au service de la paix civile, comme Max Weber le retiendra en accordant à l’État le monopole de l’exercice de la force et même de la violence légitime.
Pour éviter qu’un tel état de droit n’administre un désordre établi ou encore une paix injuste car contrainte voire violente, il faut sans cesse se référer à l’esprit de la démocratie et surtout à l’esprit républicain, dites-vous, en médiatisant et même soumettant l’exercice du pouvoir à l’autorité du débat public qui institue la loi. Mais subsiste encore une difficulté majeure puisque, de façon réaliste, il faut bien reconnaître avec Pascal que la force précède la justice, qui risque bien alors de n’en être que l’instrument, ce qui peut être évité si l’on prend bien en compte que la force elle-même ne peut se maintenir qu’en étant légitimée par le droit, comme il arrive dans « la guerre juste ».
Mais ne peut et doit-on pas travailler, demandez-vous, à établir une éthique et même une politique de la non-violence qui mettraient au service du droit une force qui ne serait pas violente, ce qui semble bien se mettre en place aujourd’hui dans la régulation sociale des démocraties modernes, tout en n’excluant pas l’usage de la force violente en dernier recours ? Mais afin d’œuvrer ainsi réellement à la paix civile et à la paix mondiale, il faut, dites-vous enfin, toujours envisager, de façon préventive pourrait-on dire, un devoir de repentance qui mériterait un véritable cérémonial pour civiliser un tel recours à la force.
ÉLÉMENTS DU DÉBAT
Le conférencier ayant fait un usage distinct (différencié) des notions de force et de violence pour échapper à l’opposition frontale d’un pacifisme idéaliste (qui se condamne à l’impuissance en refusant de mettre la force au service du droit) et d’une anthropologie réaliste (dont le pessimisme condamne les hommes aux rapports de force), ce qui dans les deux cas empêche l’établissement d’une paix à la fois juste et forte, la question est d’emblée posée de savoir si l’on peut réellement distinguer la force et la violence et, si oui, en quels sens exactement. Le conférencier tient alors qu’il faut réserver, surtout en politique, la notion de violence à la désignation d’une contrainte physique qui s’exerce par et sur le corps, et s’interdire un usage métaphorique trop extensif de cette notion qui irait jusqu’à parler d’une « violence symbolique » (qui s’exercerait par et sur l’esprit), car sinon toute contrainte ou même influence psychique risquerait d’être systématiquement soupçonnée d’être une violence et donc de se retrouver délégitimée comme telle, comme cela apparaît exemplairement aujourd’hui dans la critique sociologique de l’école, qui confine à la destitution de toute autorité intellectuelle et morale, qui pis est au nom de la « justice ».
Une assez longue intervention remercie alors le conférencier de la quasi-totalité de son propos tout en visant à remettre en perspective le statut de la référence centrale qui y est faite à la pensée de Pascal : « Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » (Justice, force, Pensée 103 L.-298 B.) Ce texte serait moins à lire comme celui d’un historien ou encore d’un anthropologue, aux propos desquels il faudrait alors accorder un sens littéral substantiel (justifiant le droit du plus fort en référence à la méchanceté foncière des hommes), que comme celui d’un axiomaticien géomètre qui distingue et articule les thèses possibles à propos des rapports de la force et de la justice selon une stratégie argumentative dirigée contre les demi-habiles, dont la demi-science (sociologique notamment) en fait des révolutionnaires qui en appellent, contre l’ordre établi, à la justice en ce monde (ce qui est illusoire, au mieux, et mensonger, au pire), alors que la vraie science politique doit rompre avec l’antique question de « la meilleure forme de gouvernement » et le souci médiéval du « bon roi », afin de faire l’économie de la guerre civile, qui est le plus grand des maux, et d’attendre le royaume de la justice, qui n’est pas de ce monde comme nous l’apprend la science vraie des chrétiens. Le conférencier dit alors « rendre les armes » sur la totalité d’un tel propos (issu d’un cours professé par son auteur), tout en précisant que sa référence à Pascal ne fait ici qu’accompagner (sans le fonder) son propre propos, comme l’indique le titre de son exposé. Mais pour ce qui est du fond du problème des rapports de la force et de la justice, il tient à redire son désaccord avec la position d’Alain qui, refusant de penser que la justice puisse et doive être forte, a plié devant une force qui se prétendait juste, contrairement à Mounier, par exemple, qui a su résister, dès le début, au fait accompli de la force brutale.
Le débat se trouve alors infléchi par une question qui objecte à l’assimilation des notions de droit et de justice, équivalence qui ne se trouve autorisée, au mieux, que par l’état de droit démocratique intra-national, mais qui justifie les pires violences au niveau international, où le droit exprime en les masquant les emplois les plus brutaux de la force, mettant ainsi à mal l’universalité du genre humain : la solution ne serait-elle pas alors de faire de la paix, en et par elle-même, le souverain bien (comme Crucé, qui serait le véritable inspirateur de l’Organisation des Nations Unies, et non pas Kant) ? Ce à quoi le conférencier répond que le projet de « paix par le droit » est bien d’inspiration kantienne, comme en témoigne le Projet de paix perpétuelle (1795) et la référence rectrice qu’y fait W. Wilson pour la fondation de la S.D.N., et que si la paix est bien l’objectif de l’O.N.U. ce n’est que pour autant qu’elle est subordonnée à la dignité de l’homme (comme le dit l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948). Cela fonde l’équivalence du droit et de la justice puisqu’alors il s’agit du droit moral de l’homme, auquel le droit politique du citoyen doit lui-même être conforme pour prétendre valoir, ce qui pourrait justifier la résistance à l’oppression (exercée par l’état de droit établi) en référence à la justice.
Mais alors la question est posée de savoir sur quoi fonder un tel droit de résistance en nos temps démocratiques, où l’oppression tout comme la résistance qu’elle autoriserait tendent à se banaliser, du fait notamment que l’État préside lui-même à la redistribution sociale des richesses économiques. Le conférencier en revient alors, pour contrer un désordre établi ou une paix injuste, à la nécessaire référence à l’esprit démocratique ou plutôt républicain, seul susceptible de combattre un « despotisme démocratique » (Tocqueville) qui aliène les « droits formels » de participation de tous et de chacun à la formation et même à l’exécution de la volonté générale par la médiation du débat public, au nom d’une gestion des « droits sociaux » qui réduit les citoyens au statut d’administrés. Ne serait-il pas urgent alors, pour contrer une telle « illusion démocratique », qui préside aujourd’hui au désordre établi ou à une paix injuste (au niveau international notamment), d’œuvrer à une refondation républicaine de la démocratie en rectifiant le prétendu droit du plus fort en référence à la force du plus droit ?
Joël GAUBERT