Thierry MÉNISSIER, 27 avril 2012
Merci, Thierry Ménissier, pour votre propos à la fois savant et vivant.
D’emblée, vous présentez l’expression ou la question du « droit naturel » comme étant topique de la philosophie, mais aussi comme devant sans doute être revisitée aujourd’hui où le positivisme juridique semble avoir rendu le jusnaturalime obsolète.
Puis, vous précisez qu’il faut plutôt parler des droits naturels, le réaliste (selon les sophistes, notamment) et le philosophique, qui est lui-même polysémique (comme entre Hobbes et Locke, par exemple), ce qui pose la question de savoir quel besoin il y a pour l’esprit humain de se référer avec une telle insistance à l’idée de nature. Le réalisme vise à justifier l’orientation stratégique d’une puissance innée (comme on le trouve chez Thucydide, déjà, mais aussi chez Machiavel et Hobbes). La conception philosophique, elle, fait référence à une exigence éthique opposable au droit du pouvoir politique (comme le fait Antigone face à Créon), cette exigence éthique étant alors fondée sur l’idée d’une nature conçue comme un cosmos finalisé. Mais, aujourd’hui, cette représentation du monde se trouve désenchantée par la conception scientifique de l’univers, qui réduit la nature à un pur mécanisme dépourvu de toute finalité (conception à laquelle s’opposent encore, pourtant, quelques « modernes », comme Michel Villey, Leo Strauss et Alasdaire MacIntyre).
C’est pourquoi, poursuivez-vous, la conception philosophique moderne du droit naturel semble être plus modeste, en ce qu’elle évoque un sentiment moral interne à l’individu humain, qui peut justifier une indignation et même rendre légitime une insubordination, ce qui fonde l’autonomie personnelle qui manquait à Antigone et confère son style philosophique à la modernité elle-même. Mais, selon Leo Strauss, le véritable fondateur du subjectivisme appartient au versant réaliste, Hobbes ayant, avec Machiavel, préparé le terrain au bénéfice du jusnaturalisme idéaliste (de Rousseau et Kant, notamment), dont la faiblesse théorique et pratique de la fondation individualiste du droit naturel aurait finit par faire le lit du nihilisme. Cela peut nous faire douter, insistez-vous, de la légitimité et même de la possibilité, pour le droit naturel, de fonder sur la nature humaine individuelle la position de quelque norme positive que ce soit. C’est ainsi que Hans Kelsen estime que, pour fonder le droit positif, il n’est nul besoin de faire référence à un sens moral intime du juste et de l’injuste (qui n’est sans doute pas négligeable par ailleurs) ni à la conception d’un cosmos finalisé à l’ancienne, le droit naturel ne pouvant donc plus faire norme historique.
Vous vous interrogez, alors, sur l’état actuel de la question du droit naturel, aujourd’hui où les frontières entre le naturel et l’artificiel semblent être complètement brouillées par les avancées des sciences et des techniques, ce qui va jusqu’à priver l’humanité de la référence utopique comme horizon régulateur puisque l’utopie elle-même advient progressivement dans le cours de l’histoire du fait de la puissance productive de la techno-science. Vous mettez alors cela en rapport paradoxal avec l’extension cosmopolitique de l’idée démocratique, qui fait entrer l’humanité dans « l’âge des droits » (comme y insiste Norberto Bobbio), ce qui semble requérir une conception forte du droit naturel, au moment même, donc, où la notion de nature semble s’estomper.
En conclusion, vous faites l’hypothèse que la vieille idée du droit naturel pourrait être étendue au-delà de l’homme, aux animaux notamment, ce qui pourrait, cependant, en venir à un antihumanisme théorique, voire pratique, inquiétant, qui reconduirait le droit naturel à la nature elle-même, par delà l’être humain, ou, bien plus sûrement, en deçà. Mais pourquoi, demandez-vous enfin, ne pas mettre à profit cette inquiétude pour repenser les rapports entre les hommes et les autres êtres de la nature, en vue de fonder un droit dans la nature, qui serait un droit naturel soutenable pour tous ?
Joël GAUBERT, le 28 avril 2012