la nature comme phusis – synthèse

Michel Herren, 13 janvier 2012

Merci, monsieur Herren, pour votre propos à la fois méditatif et suggestif.

D’emblée, vous nous proposez une promenade philosophique dans notre monde occidental, où tout est « formidable » pour ce qui est de la disponibilité technique de toute chose, même des êtres vivants de la nature (dont l’homme lui-même), selon un mécanisme généralisé, où le techno-scientisme règne en maître. Mais « formidable » signifie aussi « effrayant », précisez-vous, et même aliénant, pour l’homme, certes, mais aussi pour le monde lui-même.

Comment en sommes-nous arrivés là, demandez-vous alors ? Non pas par la volonté mauvaise des ingénieurs et autres techniciens et même scientifiques, insistez-vous, mais bien du fait de la philosophie elle-même, et ce depuis Platon (dans le Timée), selon qui la poïesis (la production) doit venir à l’aide de la phusis (la nature) pour ce qui est de la création même du monde sensible ou du cosmos, qui relève d’une cause, d’un producteur, d’un démiurge ou d’un dieu, dont la technè (le savoir-faire), qui se règle alors sur le modèle suprême de l’eidos (Idée intelligible du Beau et du Bien), finit par introduire le noûs (la raison) et la psuchè (l’âme) dans ce qui, autrement, demeurerait pur chaos : du fait de la primauté de la poïesis sur la phusis, tout le réel apparaît comme rationnel. Ce modèle est parvenu jusqu’à nous, qui sommes pourtant passés du primat du métaphysique à celui du physique, la productivité technique, sur le mode de la fabrication, finissant par l’emporter totalement sur la vitalité phusique. C’est ainsi que nous avons sombré dans le nihilisme intégral, fort bien diagnostiqué par Nietzsche, mais pas du tout partagé par lui, qui fait, au contraire, de Dionysos, dieu de la phusis, le symbole de l’entente primordiale de l’homme et de la nature.

Ce symbole est pré-platonicien, précisez-vous, car il remonte à Héraclite selon qui il faut faire écho au mouvement de la phusis hors de nous et en nous, en musicien et non pas en théoricien, le philosophe lui-même devant se laisser porter par la phusis, comme les premiers penseurs (les physiologistes), précisément, pour saisir l’intime union des pseudo-contraires de l’éclosion phusique et des profondeurs cachées les plus irrationnelles en apparence. Notre modernité en est venue, au contraire, jusqu’à oublier et recouvrir totalement l’éclosion phusique au profit de la fabrication qu’induit la production technique. La généalogie nietzschéenne nous pousse à nous défaire de notre structure de pensée dualiste et à nous remettre à l’écoute de la phusis, pour dire et produire des choses vraies.

Vous en venez alors à l’interprétation heideggérienne, post-métaphysique, d’un tel recouvrement ou d’un tel « oubli », laquelle, en référence au modèle pré-platonicien de la phusis, appelle à comprendre l’éclosion phusique comme un pur don divin de l’« estre », et à se mettre ainsi à l’écoute des poètes pour saisir cet événement primordial de façon appropriée. Mais cette interprétation demeurant encore elle-même tributaire d’un rapport à la métaphysique, pourtant dénié par Heidegger, vous vous tournez vers la dialectique réflexive de André Stanguennec, qui fait l’effort d’intégrer la phusis dans une métaphysique nouvelle manière, « transformée » en méta-phusique. Effort que vous jugez toutefois encore trop partiel et toujours inscrit dans un rapport, revendiqué cette fois, à la métaphysique ; métaphysique non plus dogmatique mais critique, puisque dialectique, réflexive, dialogique et relationnelle, et non plus spéculative et monologique ou substantielle.

Joël Gaubert, le 22 janvier 2012