Michel POITEVIN, 27 février 2015
Merci Michel Poitevin, de votre propos à la fois savant et réfléchissant.
Vous nous appelez d’entrée, et un peu paradoxalement, à lire l’œuvre de Georges Dumézil comme celle d’un romancier – notamment dans Mythe et épopée (1968-1973), son ouvrage fondamental -, qui porte sur la mythologie indo-européenne, se rapportant à l’Inde, l’Iran, la Scandinavie, l’Irlande, la Grèce archaïque et antique, et Rome (et depuis 3000 ans avant Jésus-Christ), ce champ d’étude n’étant pas universel mais particulier et inactuel, pour ce qui est de son contenu central : l’idéologie tripartite du réel et de l’imaginaire.
Puis vous entrez dans la présentation de cette idéologie des trois fonctions (sa « petite intuition », dit Dumézil), en référence aux trois castes en Inde : prêtres, guerriers et producteurs, et au culte des trois divinités à Rome : Jupiter, Mars et Quirinus, ces trois fonctions étant harmonieusement hiérarchisées et d’ordre plus spéculatif que proprement empirique, cet imaginaire symbolique des peuples indo-européens se retrouvant aussi dans le zoroastrisme, puisque la même structure tripartite s’y révèle par-delà la différence des noms de dieux, de héros et de rois.
Cette découverte, insistez-vous, est tributaire de la mise en œuvre d’une méthode comparative bien spécifique, aussi soucieuse des éléments que des lois de structure qui les relient (ce que vous illustrez en référence aux mythologies indienne et scandinave), les différences n’empêchant pas les analogies (comme dans le cas, par exemple, de la dualité du manchot et du borgne). Cette notion de « structure » est donc essentielle dans la pensée de Dumézil, ces peuples « demi-civilisés » pensant de façon logique (distinguant et articulant les images-concepts qui en sont les éléments) et déployant ainsi une quasi-philosophie, qui, selon Dumézil, n’est pas le reflet de la réalité socialement vécue et ne permet donc pas de reconstruire la civilisation matérielle de ces peuples, tout comme elle se retient de spéculer sur la portée métaphysique de ces structures en refusant de les hypostasier comme étant des catégories consubstantielles à l’esprit humain (contrairement à l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss) : ce n’est pas le mythe qui se pense à travers l’esprit humain mais bien des hommes, savants et sages, qui pensent ces mythes de façon consciente et volontaire, chaque peuple relevant de cette idéologie tripartite le faisant selon son propre style de pensée (empirique pour les romains, fabuleux pour les indiens et guerrier pour les germains), Dumézil n’affirmant pas l’existence historique effective d’un peuple indo-européen unique, ce qui, insistez-vous, disculpe sa pensée de toute qualification « réactionnaire », car hiérarchisante et inégalitaire, surtout quand on lui fait le reproche de quasi-complicité avec l’idéologie nazie.
Puis vous en venez à la dimension proprement philosophique de la pensée de Dumézil, en insistant sur deux de ses idées-forces. La première concerne la fonction de souveraineté, qui est divisée entre un aspect magique et un aspect juridique, à la fois antithétiques et complémentaires, comme dans la mythologie indienne : Varuna symbolisant la puissance magique et Mitra la fonction juridique, comme la dualité d’Ouranos et de Zeus dans la mythologie grecque, cette dualité étant d’ordre plus conceptuel qu’historique. La seconde idée-force fait référence à « l’immense Hegel », dit Dumézil, en ce que la loi de structure dialectique thèse/antithèse/synthèse préside aux rapports des trois fonctions (souveraine, guerrière et productrice), qui se combattent les unes les autres selon des alliances variables (les trois fonctions se dédoublant chacune selon la figure de la gémellité), la troisième (celle de la production) étant sans doute la moins digne mais aussi la plus indispensable aux deux autres.
Il y a donc, concluez-vous, une interprétation dialectique légitime de la pensée de Dumézil, en référence aux figures hégéliennes de la conscience (dans La phénoménologie de l’esprit, 1807), le sens se constituant et se donnant à connaître dans leur succession temporelle, les dieux, les héros et les rois incarnant des moments de ce devenir d’ensemble mais sans qu’aucune téléologie ou finalité globale ne préside à ce même devenir (contrairement à la réalisation de l’esprit absolu chez Hegel). Georges Dumézil, injustement méconnu, est donc un grand savant dont l’œuvre mérite d’être étudiée, notamment pour être disculpée, redites-vous, de toute récupération politique, qu’elle soit de droite ou de gauche.
Joël GAUBERT, le 28 février 2015